Décembre 2020 – Beyrouth
Clic. La molette du briquet roule sous le pouce de Fadia Zahrour-Khadra. Une cigarette est allumée, la dixième peut-être depuis mon arrivée. Le visage de Fadia est accueillant mais sa jambe droite, croisée, s’agite nerveusement. « J’ai 57 ans. Jamais je n’ai vécu ça », raconte en français cette coiffeuse à domicile, assise à côté de sa mère sur un canapé violet. « Cette fois-ci, nous n’avons pas un problème de guerre », sourit celle qui a vécu le conflit civil en entier (entre 1975 et 1990) puis une instabilité persistante. « Mais nous avons une crise économique. »
« D’habitude, je fais un sapin de Noël ici, avec une crèche. » Fadia désigne le coin du salon. « On achetait des cadeaux. On faisait une belle table. » Cette année, les festivités n’auront pas lieu : la famille de six n’a plus assez d’argent. Un sourire désolé se dessine sur le visage de Fadia.
« C’est après l’explosion que c’est devenu vraiment très difficile. » L’appartement, situé à un peu plus d’un kilomètre de l’épicentre de la catastrophe, parle de lui-même. Cinq mois après l’explosion de deux entrepôts du port de Beyrouth, le 4 août, les murs portent encore des traces d’enduits. Les fenêtres, elles, sont neuves : elles ont été remplacées avant les premiers froids par une ONG omniprésente dans ce quartier, Offre-Joie.
Le quartier de la Quarantaine en entier est un chantier : les menuisiers sont installés dans les rez-de-chaussée et produisent des portes, des chambranles et des volets à la chaîne.
L’explosion est venue parachever un peu plus d’un an de difficultés mais c’est l’intrication des crises qui a graduellement bouché tous les horizons de la famille
Un horizon bouché par les crises
Comme 300 000 personnes au Liban, Fadia, ses deux filles, sa mère Hélène, son frère et sa sœur ont dû quitter momentanément leur logement, devenu inhabitable. Le pouce de Fadia glisse sur l’écran de son téléphone. La chambre dévastée défile, le salon sens dessus-dessous, la cuisine où plus rien ne fonctionnait. Puis le dos de sa fille Michelle apparaît, où une vitre éclatée s’est fichée en éclats. Elle a échappé au pire. « Un miracle. » Fadia parle bas. Sa fille de 20 ans s’est assise à l’écart, en tailleur sur le canapé, tablette dans une main, chicha dans l’autre, écouteurs dans les oreilles.
L’explosion est venue parachever un peu plus d’un an de difficultés mais c’est l’intrication des crises qui a graduellement bouché tous les horizons de la famille. « J’ai travaillé cette année, mais pas comme d’habitude. C’était trop imprévisible », raconte Fadia. Pour elle, les difficultés commencent avec la révolution du 17 octobre 2019. Après l’annonce d’une nouvelle taxe sur l’application WhatsApp, les Libanais réclament que la classe politique quitte le pouvoir*. Fadia descend dans la rue, persuadée qu’on « ne peut pas rester sans rien faire, le gouvernement est contre les gens, il faut en changer ».
En réalité, la colère visible dans les cortèges des manifestants est liée de près aux difficultés économiques ressenties. Dès l’été 2019, plusieurs voyants de l’économie libanaise clignotent au rouge. Pendant cinq ans, celle-ci a survécu au moyen d’une pyramide de Ponzi** organisée par le gouverneur de la banque centrale, Riad Salameh. Les investisseurs finissent par se rendre compte de la duperie.
Sans leur confiance, le système s’écroule brutalement sur la tête des Libanais. Dès le mois d’août, nombre d’entre eux souhaitent transférer leurs économies à l’étranger ou les retirer de peur de les voir partir en fumée dans la faillite du système bancaire entier. Rapidement, les retraits sont limités par les banques.
Symptôme clair de cette crise profonde, le Liban fait défaut sur sa dette en mars 2020. L’épidémie de coronavirus met aussi la révolution à l’arrêt.
Des prix qui flambent
Cette succession d’événements coûte presque son travail à Fadia : « Les gens n’ont plus d’argent. Et même s’ils en ont, il est bloqué à la banque… » constate-t-elle. Les rendez-vous hebdomadaires chez ses clientes aisées pour un coup de ciseau ou un brushing se font rares : en décembre, elle peut les compter sur les doigts de ses mains, parfois sur une seule. « Avant la révolution, je gagnais 5 ou 6 millions de livres libanaises par mois » soit entre 3 300 et 4 000 dollars. Des revenus très confortables, entre 7 et 8 fois le salaire minimum libanais. Ce mois-ci, Fadia a peiné à empocher entre 100 000 et 200 000 livres libanaises.
Non seulement son revenu s’est effondré, mais il se double d’une chute à peine imaginable de son pouvoir d’achat. C’est une deuxième conséquence de l’escroquerie financière organisée par la banque centrale libanaise. Au Liban, depuis 1997, deux monnaies coexistent : la livre libanaise, et le dollar américain. Ils étaient, jusqu’en 2019, utilisés indifféremment pour régler les dépenses quotidiennes. Mais la politique monétaire menée par la banque centrale et la perte de confiance généralisée dans le système ont fait plonger la monnaie libanaise. Il fallait auparavant 1 505 livres pour acheter un dollar. En décembre 2020, il en faut environ 8 000.
Problème : le Liban n’est pas autosuffisant. La majorité des produits de la vie quotidienne est importée… et donc achetée en dollars à l’étranger. Les prix en livres libanaises ont donc flambé. Entre août 2019 et août 2020, le prix des huiles a plus que doublé, avec une augmentation de 142 %. Les fruits ont connu le même sort (+137 %), selon le cabinet de conseil Consultation and research institute.
À la maison, tout le monde reçoit son salaire en livres libanaise. « Avant la crise, ma sœur Joy gagnait l’équivalent de 1 000 dollars ». Aujourd’hui, son salaire n’en vaut plus que 200.
« On s’est adaptés… on limite vraiment la viande », soupire-t-elle. Fadia prend une pause. « Que peut-on faire ? C’est comme ça maintenant. On a de l’argent pour manger, ça me suffit. J’ai l’espoir que ça change. » Tout le monde au Liban ne partage pas son acceptation ni son timide optimisme. Rien qu’en janvier 2021, plusieurs personnes se sont immolées par le feu au Liban, de désespoir face à leur situation.
Dans ce climat d’incertitude, l’avenir des filles de Fadia se trouve, une chose est sûre, en dehors des frontières du Liban
La haine du gouvernement
Le samedi matin suivant, l’animation confine au grand bazar chez Fadia. L’odeur de la clope se mêle à celle, plus sucrée, des narguilés. Au milieu du salon, deux neveux jouent au backgammon. Plus loin, une grappe de frères, sœurs et cousins s’agglutine devant une ardoise magique reçue en cadeau de Noël par une association le matin même.
Sacrée densité sur le canapé violet. Les sœurs s’alignent. Incroyablement concentrée, Hélène plie le linge familial. Puis elle se lève, et revient de la cuisine avec à la main une raqweh fumante, une cafetière orientale. Elle verse le café mousseux, à la turque, dans de minuscules tasses.
La discussion tourne à la politique. Plusieurs voix s’élèvent en français, en anglais et en arabe, dont celle de Joy, la sœur de Fadia : une seule solution pour sortir le Liban de l’impasse, le retour d’un mandat français ! Dans cette famille maronite, une communauté catholique historiquement protégée par la France, plusieurs approuvent. Cette opinion peut prêter à sourire mais elle n’est pas si rare parmi les chrétiens libanais. Fadia, elle, n’est pas du même avis, même si elle honnit son gouvernement. « Ce sont eux les responsables. » Elle cite l’exemple de sa mère, qui ne perçoit aucune retraite, mais aussi les 200 personnes qui ont trouvé la mort dans l’explosion du port de Beyrouth. Des engagements de changement de la part du gouvernement, c’est aussi ce qu’attend depuis des mois le Fonds monétaire international pour intervenir.
Des futurs qui ne tiennent qu’à un fil
Dans un coin, Danielle, 19 ans, la cadette de Fadia, semble plus marquée par l’explosion du 4 août que par la situation économique, qu’elle évoque à peine. Au lycée où elle se rend pour suivre ses études de cuisine, c’est aussi un non sujet. « La plupart des élèves sont chiites, donc ils sont aidés par le Hezbollah et ne manquent de rien », affirme-t-elle.
En ce qui la concerne, sa mère a pour l’instant les moyens de payer ses études : 600 000 livres libanaises par an, soit 400 dollars avant la crise, et désormais l’équivalent de 75. Elle paie un peu moins pour le cursus de traduction de Michelle, à l’Université libanaise. Ces frais n’ont heureusement rien à voir avec ceux des universités les plus prestigieuses du pays, privées et très onéreuses. Certaines comme l’Université américaine de Beyrouth ont annoncé en décembre qu’elles allaient modifier le taux de change utilisé pour calculer les frais de scolarité. En conséquence, pour les étudiants réglant en livres libanaises, les frais ont presque triplé du jour au lendemain.
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Ils ne sont pas les seuls à craindre de ne plus pouvoir continuer leurs études : les parents d’élèves plus jeunes nourrissent la même angoisse. C’est le cas de Grace, la sœur de Fadia, qui scolarise ses trois enfants au Collège français protestant, une scolarité à 3 500 dollars l’année. « Avant les vacances, l’école n’a pas voulu me donner le bulletin scolaire de mon fils car je n’ai pas réglé tous les frais de scolarité… » se soucie-t-elle. Son arrangement avec l’établissement scolaire ne tient plus qu’à un fil.
Parce qu’elle y a autrefois travaillé, elle bénéficie pour ses trois enfants d’un tarif avantageux. Une somme qu’elle est tout de même obligée d’emprunter, car elle ne travaille pas et son mari n’est employé qu’à mi-temps : au Liban, du fait de la succession des crises, 30 % de la population active est désormais au chômage.
Il y a un an, la direction de l’école a tenté de mettre fin à ce tarif préférentiel. Grace a finalement emporté la bataille. Mais pour combien de temps ? Et l’année prochaine ? Le futur de ses enfants est « entre les mains de Dieu », répond-elle.
Dans ce climat d’incertitude, l’avenir des filles de Fadia se trouve, une chose est sûre, en dehors des frontières du Liban. À peine la vingtaine, chacune a une destination en tête : le Canada pour Michelle, et l’Espagne pour Danielle. Elles rejoindront la diaspora qui grossit à vue d’œil depuis l’explosion du port.
* Pour davantage d’explications sur la révolution libanaise d’octobre 2019 et sur l’explosion du port d’août 2020, relire Liban : de l’étincelle à l’implosion publié en octobre 2020.
** Ce système d’escroquerie financière consiste à rémunérer les investisseurs au moyen de l’argent placé par les nouveaux entrants. Au Liban, les banques attiraient agressivement les investisseurs disposant de dollars américains. Ces derniers souscrivaient des certificats de dépôts auprès de la banque centrale libanaise. Cet investissement leur garantissait des taux d’intérêts très élevés (jusqu’à 30 %) à court-terme. Mais ces investisseurs percevaient ensuite leurs gains en livres libanaises. Ainsi, la banque centrale était approvisionnée en dollars frais. Les investisseurs pouvaient ensuite changer leurs livres libanaises en dollars, puis sortir l’argent du Liban.
Remerciements à Sami Zughaib pour ses explications économiques.
© photo : L. Delacloche