Reportage

Liban : de l'étincelle à l'implosion

La révolution et après ?

26/10/2020

Octobre 2019, les Libanais ont l’espoir d’un changement et remettent en cause les bases de leur système politique. Septembre 2020, c’est une année de crises et de désillusions, marquée par l’explosion de Beyrouth et une corruption systémique, que les Libanais ont connue.

1re partie : L’espoir – Tripoli, octobre 2019

Soudain son débit s’accélère, je l’entends reprendre sa respiration puis elle lâche : « Cette révolution, c’était mon rêve ! » À bientôt trente ans, Maya Khalil a de la contenance : elle enseigne, avec une énergie certaine, la langue arabe à des adultes dans un institut privé de Tripoli. « Mais mon meilleur métier, c’est d’être mère de mes enfants ! », corrige-t-elle au téléphone. En octobre dernier, pourtant, elle a souvent choisi d’écourter ses soirées avec eux pour filer à Sahat el Nour – la Place de la lumière. Ce carrefour très fréquenté de Tripoli s’est rapidement imposé comme le coeur de la révolution.

Tout part d’une idée vénéneuse : le 17 octobre 2019, le gouvernement libanais annonce que l’application WhatsApp sera désormais taxée. Tous les Libanais l’ont téléchargée, et les messages vocaux en cascade remplacent les appels téléphoniques, trop chers. C’en est trop. Les Libanais refusent de payer un impôt supplémentaire alors que les pouvoirs publics sont incapables de fournir les services de base. « Enfin, les Libanais se réveillent ! », se réjouit Maya sur le ton de la critique. À Tripoli, où elle habite, les coupures d’eau courante sont fréquentes, et douze heures d’électricité sont fournies les jours de chance. Le reste du temps, pour pouvoir faire fonctionner son frigo, laver le linge de la famille ou se connecter à internet, il faut s’acquitter d’une deuxième facture – salée – auprès de propriétaires de générateurs.

À l’automne 2019, cela fait en vérité quelques mois que les Libanais commentent rageusement l’actualité de leur pays, et surtout l’incurie du gouvernement. L’été précédent, une partie du pays est partie en fumée. Le Liban dispose bien d’hélicoptères pour lutter contre les incendies, mais ils n’ont pas été correctement entretenus et n’ont pas l’autorisation de décoller. À cela s’ajoutent de premiers symptômes de la redoutable crise financière qui viendra : les banques limitent déjà les sommes que les Libanais peuvent retirer en dollars, ainsi que les transferts de cette devise à l’étranger. Le peuple a un sentiment d’impasse et d’injustice.

Les habitants de Tripoli sont les premiers à s’emparer de la rue. Les jours suivants, les manifestations essaiment dans tout le Liban, rassemblant toutes les nuances de musulmans et de chrétiens. Le gouvernement rétropédale, abroge cette taxe, mais il est trop tard. Rapidement, le peuple scande un slogan radical : « Tous, ça veut dire tous », pour réclamer que tous les responsables politiques quittent leurs fonctions. Comme Maya, nombreux sont les Libanais qui descendent dans la rue pour la première fois.
« Avant la révolution, je me demandais toujours pourquoi nous, les Libanais, ne réagissions pas : nous ne vivons pas dans la dignité, ni dans un État de droit ! », tempête l’enseignante dont je n’ai jamais vu les cheveux et qui écrit une thèse en littérature arabe. « Pourquoi, lorsque je veux trouver du travail, ma mère me conseille d’aller voir le za’im pour lui demander de l’aide, ce que j’ai toujours refusé de faire ? », proteste-t-elle.

Progressivement, l’atmosphère se dégrade dans tout le pays. Des militants des deux partis chiites, Amal et le Hezbollah, s’en prennent aux manifestants à Beyrouth

Le za’im, c’est ce chef qui appartient à l’une des dix-huit confessions religieuses que compte le Liban, et qui exerce dans le même temps des responsabilités politiques (député, par exemple). Grâce à son entregent, il peut aider le dernier de la famille à décrocher son premier emploi ou apporter une aide financière quand la grand-mère a besoin d’être hospitalisée. Le tout en échange du soutien politique du bénéficiaire et de sa famille. C’est ce système que les Libanais veulent aujourd’hui voir disparaître.
« Nous pouvons changer notre pays ! », assène Maya Khalil fermement, après plusieurs semaines passées dans la rue. Le 29 octobre, le gouvernement démissionne. Pour la première fois depuis longtemps, le Liban a les yeux rivés sur Tripoli, et voit dans la grande ville du Nord autre chose que la pauvreté et l’extrémisme islamiste.

2e partie : La désillusion – Bécharré, automne 2019 – été 2020

Un virage après l’autre, la route monte jusqu’à offrir une vue sur plusieurs clochers proprets, eux-mêmes entourés des montagnes. En contrebas de Bécharré s’étend la vallée sainte où se nichent des monastères troglodytiques. À l’automne 2019, les jeunes de ce village chrétien maronite* veulent eux aussi prendre part à la révolution. Ils l’expriment en défilant plusieurs soirs dans les rues de la commune, des bougies à la main. Comme à Tripoli ou à Beyrouth, ils réclament le départ de la classe politique au profit d’un gouvernement de technocrates.

« C’est en réalité plus simple de protester dans les grandes villes que dans les villages », soupire Hala Daher**. À Bécharré, le parti politique des Forces Libanaises est omniprésent, tout le monde se connaît et les commentaires vont bon train : « Ah, ton fils a participé à la manifestation ? Il ne faudrait pas car la députée Sethrida Geagea a offert un emploi à ton frère », parodie-t-elle. Ce n’est pas l’énergie qui manque chez Hala, ni l’attention aux autres : directrice de l’Institut de musique du village, elle s’investit aussi auprès des jeunes pour rénover une bibliothèque, consciente de « tout ce que la culture peut apporter dans une zone rurale ». Mais c’est la révolution libanaise qui lui fait mettre un pied dans les revendications politiques.

Cette nouvelle implication est synonyme de problèmes. Ils commencent véritablement en novembre, à la veille d’une manifestation qui devait notamment dénoncer les difficultés économiques des producteurs de pommes dans cette région rurale. « J’ai reçu la visite de plusieurs personnes envoyées par la députée de la région, qui est membre des Forces libanaises. Elles m’ont demandé d’annuler cette manifestation. J’ai dit non. »

Le refus de Hala Daher passe mal. « Les Forces libanaises ont demandé à leurs partisans de ne pas participer. » Des coups de téléphones dissuasifs sont passés aux jeunes ou à leurs parents. Hala y voit « des pressions cool comparées à ce qu’il s’est passé dans d’autres régions libanaises contrôlées par des milices armées, mais des pressions quand même ! ». Le jour J, les militants du parti circulent au départ du cortège et demandent le retrait de certaines pancartes.

Comment continuer la révolution dans ces conditions ? « Cela nous a démoralisés », raconte Hala. Les protestataires changent alors leur fusil d’épaule et organisent un marché de troc. « Cela a permis de boycotter la monnaie et les banques, responsables de la crise financière. Et c’était utile, car la crise avait déjà frappé et de plus en plus de personnes pensaient qu’il était plus important de pouvoir nourrir sa famille que de changer le système. »

Progressivement, l’atmosphère se dégrade dans tout le pays. Des militants des deux partis chiites, Amal et le Hezbollah, s’en prennent aux manifestants à Beyrouth. Outre un parti politique, le Hezbollah est aussi une milice chiite*** armée, soutenue par l’Iran. En créant des problèmes sécuritaires, ils espèrent que les Libanais renonceront à changer le système et se satisferont de cette démocratie boiteuse. Le souvenir de la guerre civile (1975-1990) est encore dans les esprits. Cet hiver-là, de plus en plus de Libanais constatent que leur révolution est récupérée et sabotée par les grands partis traditionnels.

L’étranglement de la révolution est aussi visible à Bécharré. En février, Hala Daher est convoquée chez Sethrida Geagea, la députée de la région. « Elle a la main sur tout, ici ! Elle finance donc en partie l’association Chance for Life dont j’étais la présidente bénévole. Elle m’a demandé de démissionner, en menaçant l’association de problèmes financiers si je restais à mon poste. » Hala obtempère, en expliquant les raisons de sa démission sur Facebook. Des ingérences que le parti des Forces Libanaises récusera ensuite dans la presse – les questions de Frictions à ce parti sont restées sans réponse.

Puis l’épidémie de coronavirus, à partir de mars, oblige une fois de plus les habitants à restreindre leurs ambitions : les discussions révolutionnaires se poursuivent en ligne et sur des groupes WhatsApp, par lesquels les soulèvements d’octobre ont largement été organisés. L’épidémie cause un ralentissement économique qui touche le Liban de plein fouet, alors que l’État vient de faire défaut sur sa dette. La monnaie s’effondre alors face au dollar, plongeant les Libanais dans une grande précarité : le petit pays importe la plupart des produits qu’il consomme. Les prix de l’alimentation ont augmenté de 141 % en un an, estimaient les Nations Unies fin août.

« Je n’ai plus d’espoir », admet calmement Hala Daher. « Seule une minorité de Libanais est prête à lâcher les partis et ce fonctionnement clientéliste. Face à nous, des monstres sont au pouvoir. Ils sont armés et prêts à tout. » La petite femme brune fait référence aux principales figures**** de la vie politique actuelle qui sont en réalité les seigneurs de la guerre civile d’hier (1975-1990).

Nicolas Tawk ne prend conscience de l’ampleur des dégâts que lorsqu’il envoie son drône à une centaine de mètres de hauteur : tout est détruit. Il ne reste plus grand-chose du studio qu’il louait aux touristes sur Airbnb. Cinq de ses connaissances figurent parmi les 220 victimes

3e partie : La haine – Beyrouth, août 2020

Pas une fois il ne prononce le mot « accident ». Quand le bruit de l’explosion, « terrifiant », le saisit, Nicolas Tawk est « au milieu de nulle part », dans les montagnes à une heure de route de Beyrouth. L’œil dans le viseur de son appareil photo, il travaille. Quelques instants plus tard, la jeune femme qu’il prenait en photo décroche son téléphone, et c’est ainsi que les cris des survivants lui parviennent. Le port de Beyrouth a explosé le 4 août 2020, peu après 18 heures. « Il y avait beaucoup de rumeurs. D’abord, comme tout le monde j’ai pensé que le Liban avait été bombardé. » Nicolas Tawk était adolescent lorsque, à l’été 2006, Israël a lâché des bombes sur le Liban.« Mais rapidement on a compris que seul notre gouvernement est responsable. C’est un crime majeur. » Pour des raisons encore inconnues, un entrepôt du port de Beyrouth prend feu. Dans celui-ci, du nitrate d’ammonium, un explosif puissant aussi utilisé pour fabriquer des engrais, est également stocké. La substance va ensuite exploser, provoquant l’équivalent d’un séisme de magnitude 3,3.

Le lendemain, le photographe prend très tôt la route pour la capitale. À l’affût de l’électricité, il a pu recharger toutes ses batteries. À Gemmayze et Mar Mikhael, deux quartiers chrétiens où la jeunesse de Beyrouth fait habituellement la fête, « tout était blanc ». « Les gens marchaient sans rien dire dans la rue.» Le désespoir, le sang, les éclats de verre de millions de fenêtres soufflées, et des milliers de factures d’électricité qui jonchent le sol. Le siège d’Électricité du Liban, l’entreprise nationale honnie des Libanais pour son incompétence, a lui aussi été soufflé.

Nicolas Tawk ne prend conscience de l’ampleur des dégâts que lorsqu’il envoie son drône à une centaine de mètres de hauteur : tout est détruit. Il ne reste plus grand-chose du studio qu’il louait aux touristes sur Airbnb. Cinq de ses connaissances figurent parmi les 220 victimes.

Très vite, le jeune homme barbu passe à l’action : avec des amis, ils aident les habitants des quartiers les plus touchés à remplacer les vitres de leurs appartements par des bâches en plastique. 35 000 habitations sont ainsi réparées à la va-vite en une semaine par l’initiative « Génération Nylon ». « Notre nom, c’est une blague car c’est comme cela que nous appellent nos parents : pour eux, comme nous n’avons pas vécu la guerre, nous sommes fragiles. » La génération née dans les années 1990 comme Nicolas a certes échappé à la guerre civile mais a connu bien des périodes d’incertitude, des semaines de conflit armé, et elle sait faire fleurir l’action citoyenne.

Dans ce décor d’apocalypse, où est l’État libanais ? « Les trois premières semaines, il a été inexistant », constate Nicolas. « Ni l’armée ni la Ville ne nous sont venues en aide.»

Passé le choc des premiers jours, c’est la haine qui s’empare du peuple. Les circonstances de l’accident sont rapidement éclaircies et révèlent une fois de plus la négligence du gouvernement. Les responsables libanais savaient que depuis 2013, 2 750 tonnes de nitrate d’ammonium étaient stockées au port de Beyrouth. Cette substance dangereuse avait été débarquée d’un navire poubelle en provenance de Géorgie, officiellement car celui-ci a été jugé inapte à repartir vers sa destination initiale, le Mozambique. La presse fait part de ses doutes, de nombreuses zones d’ombres restent à éclaircir : le propriétaire du bateau, un homme d’affaire chypriote, finance une partie de ses activités auprès d’une banque qui entretient des liens avec le Hezbollah. L’usine d’explosifs au Mozambique, à qui la cargaison était destinée, n’a jamais tenté de la récupérer. Et les experts sont formels : au vu des dégâts, la quantité de nitrate d’ammonium qui a explosé est bien inférieure à celle qui était stockée. Alors dans quelles mains est passé le reste ? Et que peut-on bien faire au Liban avec autant d’explosifs sur les bras ?

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Quatre jours après l’explosion, des potences sont installées au centre-ville. Des portraits en carton des magnats politiques du Liban s’y balancent. Cette fois-ci, les Libanais ne scandent plus seulement « Tous, ça veut dire tous », mais aussi « Ils doivent mourir ». Les manifestants sont accueillis par des gaz lacrymogènes et des tirs de balles en caoutchouc et à balles réelles, blessant plus de 700 personnes, selon Human Rights Watch.

Tant que ses forces physiques et psychologiques le lui permettent, Nicolas Tawk se rend aux manifestations qui ont lieu presque chaque jour. Il n’a plus qu’un souhait : « qu’ils meurent tous, d’une mort douloureuse ». Le timbre de sa voix est sans appel, et sans espoir. Le seul horizon du jeune homme de vingt-neuf ans est celui qui se situe au-delà des frontières libanaises. « Ici, nous devons repartir de zéro à chaque problème. Je ne veux pas être dans la même situation à trente-cinq ans qu’aujourd’hui, nous devons vivre et pas seulement survivre. » Il contacte ses cousins, ses connaissances, ses amis disséminés à l’étranger, en quête d’une opportunité. Tous ceux qu’il connaît font de même. « Chaque soir, je me rends à une fête de départ. » Ce qui pousse cette génération à partir, ce n’est pas seulement l’accumulation des difficultés depuis un an, mais aussi la certitude que rien ne changera dans un avenir proche.

* Les maronites sont des chrétiens catholiques orientaux. Au Liban, les différents postes de responsabilité politique sont répartis entre confessions. Ainsi, le poste de président de la République revient à une personne maronite.
** Nom d’emprunt
*** Le chiisme est une branche de l’islam. Les Chiites sont notamment présents au Liban, ainsi qu’en Iran, en Irak ou encore au Yémen. Au Liban, la présidence de la Chambre des députés (l’équivalent de l’Assemblée nationale), revient à une personne chiite.
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Michel Aoun, Saad Hariri, Walid Joumblatt, Nabih Berri, Hassan Nasrallah et Samir Geagea (le mari de Sethrida Geagea dont il est question à Bécharré)

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