L’année dernière, j’ai lu un livre extraordinaire de Doris Lessing : Mémoires d’une survivante. Un livre qui m’a laissée en état de choc. L’histoire, divisée en deux parties, se déroule dans un monde en déclin. Elle, la narratrice, participe et observe le monde depuis sa fenêtre, dehors il y a une civilisation en train de s’éteindre. Un monde qui s’écroule, qui s’effondre. La vie ne vaut rien. Seule une partie de la population pourra survivre.
Ces jours-ci, quand je sors faire les courses, j’ai l’impression d’être une sorte de survivante. Comme la narratrice de Lessing, je vis une expérience d’ordre presque métaphysique : un petit voyage dans les quinze étages qui me séparent de la rue en période de pandémie.
Devant chaque porte fermée se trouvent les chaussures de ses occupants. Certains n’en laissent qu’une paire, d’autres en laissent plusieurs. Descendre les escaliers depuis un étage élevé, des escaliers raides. Descendre dans l’enfer tant redouté : la rue. Là où règne la peur depuis que la rue s’est transformée en un dangereux abîme. Le monde marche sur la pointe des pieds. Les hommes et les femmes portent des masques mais ne sont pas des super-héros. Leur bouche couverte, les discussions ne sont plus qu’un faible écho dans les rues et les lieux publics. Des lits vides attendent les futurs patients. Un climat d’après-guerre règne sur le monde. Les plus de 70 ans devront rester chez eux pour de bon. Le monde se rassemble autour d’un ennemi commun, un petit virus couronné. De nombreux corps tombent et comme dans les tragédies grecques, certains n’auront même pas sépulture.
Je descends lentement chaque étage. Certains ne sont pas éclairés, d’autres d’une lumière bleue spectrale. Les évocations affleurent, chaque étage inspire son théâtre d’ombres.
Au premier arrêt, se dessine la forme d’un minaret. La lumière de l’aube. Puis, au loin, comme un murmure. Qui croît inéluctablement. La voix passe de mosquée en mosquée. Du Minaret, le muezzin fait résonner l’appel à la prière. Un chant qui met le peuple à l’unisson, un fil de prières se tend dans le ciel tandis que le soleil se lève et que mes yeux sont emplis de lumière.
Les chaussures reposent à l’entrée de chaque temple. Pour pénétrer dans l’enceinte, il faut se déchausser. La maison, depuis cette peste, est devenue le lieu sacré, sacratus, le lieu auquel on se consacre et où aussi — selon l’étymologie — on procède au sacrifice. Femmes et enfants vivent des scènes d’une irréparable violence. La liberté a été galvaudée. Un mégaphone annonce chaque nuit qu’il faut rester chez soi. Dehors l’ennemi, un nouveau Minotaure, le Covid-19 ou une nouvelle Méduse, le fléau qui sévit au XXIe siècle. Et à 21 heures précises, les gens vont à leur fenêtre et applaudissent.
Ceux qui avancent à la recherche d’un vaccin sont les nouveaux Thésée et Persée. Thésée, se servant de la crédule Ariane, a réussi à tuer le Minotaure qui semait la terreur en Crète. Et Persée, désinformé, est sorti couper la tête de Méduse, aidé des nymphes et des dieux qui lui ont fourni des casques et des sandales ailées. Le Minotaure et la Méduse ont été vaincus. Le sang continue à couler de la même façon.
Au huitième étage d’où émane une lumière ambrée, il y a une porte entrouverte. Aller au-delà serait comme traverser les colonnes d’Hercule : une porte ouverte est une invitation, mais c’est aussi une limite, et avec le risque de se retrouver comme le pauvre Ulysse — celui auquel Dante fait référence dans sa comédie — jeté pour toujours en enfer, pour ne pas avoir voulu rester à la maison.
Ceux qui sont restés à la maison ont été sauvés du mal. Du mal de la tentation, du mal de vouloir connaître la vie.
Dans Le Journal de l’année de la peste, Daniel Defoe raconte la peste qui a frappé l’Angleterre et le monde entier en 1665. Il raconte le désespoir d’hommes, de femmes, d’enfants et de personnes âgées, dont aucun ne pouvait se trouver au-delà de la porte de leur maison après le coucher du soleil. La peste se propage et des centaines de personnes meurent chaque jour. Le jeune protagoniste décide de partir en voyage, il n’a pas peur car il se croit sous la protection de Dieu. Il a lu la Vulgate et là, parmi ces pages, il sent que s’est manifesté son destin, sa bonne fortune. Cependant, il affirme qu’il n’a pas le droit de tomber malade sans quoi on se méfierait de lui… On a le mal, on devient porteur du mal, c’est ça le mal. Tout Londres pleurait, assure le narrateur. Le fléau a anéanti cent mille âmes, signe à la fin du texte le personnage, nous révélant ainsi qu’il a été sauvé. Mais pas de l’horreur.
Deux étages sont dans la pénombre. Mon cœur bat du rythme d’un tambour africain. Chaque porte cache quelque chose de sinistre, certaines poignées et loquets ont été lacés de blanc, d’autres de rouge. Il n’y a pas de bruit, pas de musique, pas de voix. Le voisinage habituel a disparu. La sensation que la ville a été dévorée par un grand silence. Rien, pas même un son, tout semble être en suspens comme dans un tableau des peintures noires de Goya. J’imagine des têtes déformées, des parents dévorant leurs enfants, deux femmes et un homme, une assemblée de sorcières, des vieillards mangeant ce qui reste d’eux dans les placards presque vides.
En 2003, j’ai passé quelques mois à Buenos Aires. En France, à la même période, 20 000 personnes sont mortes, des personnes âgées. Ce n’était pas la peste, c’était la chaleur. Le changement climatique surprenant des êtres fragiles, sans grande force, les faisait tomber comme des mouches gonflées par la température, haute, élevée, terminale. Les morgues étaient saturées. À New York, il y a moins d’un mois, on a mis en service des camions qui fonctionnent comme des morgues ambulantes. En Équateur, j’ai vu comment ils mettaient le feu aux corps dans les rues.
Éclairez, j’arrive à la mezzanine. Depuis les hautes fenêtres qui contrastent avec les murs de pierre, on peut voir le fleuve. On peut le confondre avec la Seine qui fait irruption dans les vastes salles du Louvre. L’escalier du palais n’était-il pas couvert de sang au moment des guerres de religion ? Le sang catholique et le sang des huguenots parcouraient les rues de Paris. On peut encore voir la Saint Barthélémy, le massacre de 1572 est un fantôme errant cherchant refuge. Ses cris de douleur sont consignés dans les pages et les histoires des poètes. Exaltations, Cour des Miracles. Depuis la tour à laquelle Nerval s’est pendu, El Desdichado jette un coup d’œil, et en louchant, je peux imaginer les lamentations et la souffrance qui tapissaient les murs de la ville. Même sur les pavés, il reste des traces de ce sang ancien, passé. Un sang qui résiste à la disparition et qui persiste dans l’énergie, dans la vitalité des entrailles créatives de notre dame, Paris.
Je retourne au Louvre et mes yeux se perdent dans La Peste d’Azoth de Poussin (peint entre 1630-1631), Poussin nous montre un groupe d’hommes qui vont vers l’impossible, le salut. Personne ne peut s’enfuir. La terreur, la désolation s’impriment sur les visages statiques tandis que des rats courent sur les cadavres. Poussin, pour dépeindre le fléau qui a puni les Philistins pendant sept mois, s’est inspiré de la Bible — du livre de Samuel — et de la peste qui a ravagé Milan en 1630. La bien nommée peste noire. « Craignez les dieux, craignez les châtiments divins », disent les visages vulnérables dont l’odeur pestilentielle suinte de la toile. On n’en sort jamais indemnes lorsqu’on pénètre une œuvre d’art. Dans La Leçon d’anatomie du Dr Nicolaes Tulp de Rembrandt, le corps d’une personne décédée est transformé en source d’information. Un groupe de chirurgiens étudie sous l’expertise de Tulp la musculature d’un bras. L’idée est de disséquer un criminel mort sur la potence, dont le corps sert maintenant la science et, sans le savoir, l’histoire de l’art. Les cours d’anatomie se déroulaient dans de grandes salles et certains payaient pour monter sur scène et servir de modèle. Ce sont les corps, matière qui va vers la désintégration, mais la matière puise son caractère sacré dans ce qu’elle a d’éphémère, de corruptible. Rembrandt, le grand maître baroque néerlandais, en 1632, a peint une estampe comme s’il s’agissait d’une photographie, le moment du clic devant lequel les visages et les expressions figées, suspendues. On sait que le corps va disparaître sans tarder. Oh, matière. À peu près à la même époque et toujours en Hollande, Baruch Spinoza écrivait L’Éthique. Son tome III proclame que « personne n’a encore déterminé ce qu’un corps peut faire », des siècles plus tard le philosophe français Gilles Deleuze répond : « Spinoza tente de montrer que le corps dépasse la connaissance qu’on en a, et que la pensée ne dépasse pas moins la conscience qu’on en a. »
Se pourrait-il qu’avec la présence d’une maladie se crée la conscience du corps ? Dans un endroit très sombre, je m’arrête, le cœur battant. Je suis un peu chacun des personnages qui m’accompagnent dans ces quinze étages. J’habite la fragilité de ce voyage, saisie par les Pensées de Marc-Aurèle méditant sur la mort et pourtant, terriblement dans l’instant. Mon présent, une particule élémentaire.
La peur est vécue comme elle peut l’être, on peut la neutraliser, la gérer, l’annihiler, mais elle se matérialise toujours d’une manière ou d’une autre. La porte s’ouvre sur la rue désolée du quartier de Palermo. Seulement des vélos chevauchés par des livreurs masqués, des mendiants qui n’ont nulle part où se réfugier. Certains se promènent avec un sac de courses. Les cartoneros ont disparu. La police passe son temps à contrôler.
Au loin, je crois entendre les cloches de bronze qui annoncent le passage des pestiférés au Moyen-âge. Ou peut-être est-ce ce fameux vers de John Donne dont les cloches résonnent dans notre mémoire collective.