Reportage

Aux racines du Printemps Arabe : comment se raconte une révolution ?

La révolution et après ?
Le 17 décembre 2010, c'est le début de la révolution tunisienne avec l'immolation de Mohamed Bouazizi et de ce qu'on appellera plus tard le "Printemps Arabe". Mais comment ces révolutions se sont-elles racontées ? Et comment ont-elles continué à vivre ces dix dernières années alors que des manifestations ont toujours lieu à Tunis ?

« Montrer une autre image de la Syrie, créative et résistante. » Cette intention est celle du Festival parisien Syrien n’est fait. Se déroulant sur plusieurs jours, il mêle arts visuels, littérature, récits réels et fictionnels. Volonté de déplacer l’angle du regard pour s’éloigner de l’image d’un pays « dont le nom est devenu synonyme d’un conflit complexe et inintelligible ». Qu’est-ce que ce regard nous dit sur comment regarder ? D’où vient-il, et qui donne le la ?
En 2011, les peuples de Tunisie, Égypte et Syrie se sont soulevés contre leurs dirigeants. Les suites de ces révolutions sont largement différentes d’un pays à l’autre. Dix ans après, les médias s’emparent à nouveau du sujet pour un bilan. Entre attention médiatique, intérêt pour une information juste, besoin d’exprimer des douleurs et des victoires, comment se construit le récit des révolutions ?

Lorsque les gens se taisent, les messages sur les murs restent là […] Mais les gens se sont mis à écrire partout, c’était ça l’objectif ! Les murs parlent encore, malgré tout. Cela veut dire que l’idée a réussi

Ammar Abo Bakr, graffeur

Besoin d’informations immédiat : le rôle des médias

Couvrir. C’est avec ce mot que l’on désigne le fait de s’emparer d’un événement, d’un sujet, et de le raconter. Une caméra, un appareil photo ou un stylo en main, le journaliste peut relayer presque en temps réel un événement ayant lieu au bout du monde. Dès les premiers soubresauts des soulèvements, les grands médias envoient des journalistes sur place et mobilisent leurs correspondants. Les biais de ceux qui racontent l’histoire doivent cependant être questionnés.
Interrogé dans la Revue des médias sur la nécessité ou non de vivre parmi la population dont on entend raconter les histoires, le journaliste de guerre Rémy Ourdan répond : « Le journalisme, c’est une sorte de point d’équilibre entre l’immersion et la distance. Il faut s’immerger le plus possible pour mieux comprendre, pour être plus subtil, plus proche du sujet, plus proche des gens. Et il faut maintenir une distance pour vérifier les informations, garder une capacité d’analyse et la retransmettre au lecteur. Il n’y a pas de règle, c’est un point d’équilibre très ténu. »
Dans les premiers temps de la révolution, les journalistes locaux documentent les sit-in et les manifestations en s’attachant à relever la spécificité de chaque évènement. Thameur Mekki, rédacteur-en-chef de Nawaat, média tunisien indépendant, se souvient encore du premier événement qui l’a marqué en tant que journaliste. Le gigantesque sit-in de la Kasbah du 23 janvier, organisé pour « revendiquer une assemblée constituante, obtenir le départ du gouvernement et lutter contre la corruption et l’impunité » est encore vif dans sa mémoire. Très vite, les médias étrangers s’emparent, eux aussi, des faits en leur donnant une ampleur mondiale. Dans certains pays, ils sont parfois les seuls à pouvoir parler, la presse locale pouvant être muselée et empêchée, voire réprimée par le pouvoir en place. Seulement, leur traitement a, de fait, certains biais.

Thameur Mekki nous raconte : « En Tunisie au début, il y a eu cette tentative d’appropriation et d’insistance sur l’aspect mondialisé de la révolution. (…) Certains médias ont fait une appropriation culturelle de ce qui s’est passé. Insister sur le fait que c’est une révolution “Facebook ou twitter” c’est très rabaissant à l’égard du mouvement. Ce n’est pas Mark Zuckerberg qui était dans les rues, qui manifestait ou qui se confrontait aux violences policières. Il y a aussi eu une vision orientaliste de la révolution avec le terme “la révolution du jasmin”. Il ne manquait plus que la carte postale. »

Encore aujourd’hui, dix ans après, la presse française relaie un message de l’échec de la révolution. Un mot rédhibitoire, qui ne souffre pas de nuances et de complexité. Pour Thameur Mekki, le traitement de la révolution tunisienne aujourd’hui fait souvent fi de l’analyse minutieuse du bilan du parti au pouvoir depuis 2011 : Ennahda. Ce n’est pas le cas de la dessinatrice Nadia Khiari, qui ne manque pas d’épingler ce parti et dont l’œil, de façon générale, dépeint la Tunisie à coups de caricature et de satire. Né du crayon de l’artiste le 13 janvier 2011, le chat Willis from Tunis, s’affranchit des codes de l’écriture et permet une approche à la fois complexe et accessible. L’ouvrage Willis From Tunis : 10 ans et toujours vivant sorti en début d’année témoigne de la vitalité toujours existante de la révolution.

Émotion et incarnation, la force de l’art de rue

Rencontré au Caire en décembre 2015, Ammar Abo Bakr est l’une des figures les plus respectées du graffiti urbain égyptien. Artiste et militant, son travail a fait le tour du monde. « Je descends dans la rue pour établir un dialogue avec les gens, transmettre une information que les médias sont incapables de raconter » nous confiait-il alors. Si les médias cherchent à transmettre les nouvelles de la révolution, Ammar, lui, en restitue le cri. En 2011, dès les premiers soulèvements, les murs deviennent un moyen d’expression pour les artistes. Le graffiti est un véritable journal de la révolution qui permet un dialogue avec la population mais également entre artistes. Les œuvres, à plusieurs mains, réalisées à la nuit tombée, représentent très souvent des martyrs comme Bassem ou les Ultras Ahlawy, dont 72 membres sont morts dans l’émeute du stade de Port-Saïd en février 2012. À leur manière, les artistes de rue racontent ainsi la révolution en portraits et en émotions, rappelant aux manifestants, aux pouvoirs publics ou aux simples passants ce qu’elle est… et a été.

« Bassem Mohsen Wardany. C’est l’image même de la révolution. Il porte la vérité sur son visage. » Bassem a perdu son œil dans la révolution, a été détenu sous Moubarak puis sous Morsi et tué en 2013. Un regard noir, blessé, une bouche retroussée, un visage balafré. Dans la toile sombre qu’Ammar a dédiée à Bassem dans la rue Mohamad Mahmoud, des ailes de mouche émergent d’un globe oculaire mutant, reconstruit par le pinceau. Dans l’Égypte ancienne, les mouches étaient une décoration militaire remise aux soldats victorieux après une bataille. Ammar Abo Bakr aime peindre ces petits insectes qui bourdonnent, qui dérangent le système et dont il est finalement difficile de se débarrasser…

Repeints ou détruits dès 2013, les murs de la rue Mohamed Mahmoud sont devenus le terrain d’une bataille mémorielle. Les graffeurs reviennent régulièrement repeindre les dessins qui résistent ou en laisser de nouveaux. « Lorsque les gens se taisent, les messages sur les murs restent là. Les gens se plaignent que les artistes ne descendent plus dans la rue. On se fait attraper maintenant… Mais les gens se sont mis à écrire partout, c’était ça l’objectif ! Les murs parlent encore, malgré tout. Cela veut dire que l’idée a réussi. » disait Ammar en 2015.

La question n’est pas de juger du succès ou de l’échec d’un mouvement de révolte populaire. On ne revient pas en arrière, même quand la violence et l’oppression ont pu s’aggraver

Leyla Dakhli, historienne tunisienne

Dans ce pays, pour documenter la révolution « on ne peut pas s’appuyer sur [les institutions] parce qu’il y a encore [un régime autoritaire] en place. Alors (…) il faut aller voir les sources culturelles, les slogans, les chansons, les reprises critiques ou ironiques de blagues ou de poèmes » déclare Elena Chiti, historienne culturelle du Moyen-Orient au micro de France Culture. Alors que les médias sont en proie à une censure acerbe, l’art contourne les contraintes par la suggestion, le second degré ou l’ironie. Une manière de raconter la révolution autrement, avec les moyens du bord. Mais jusqu’à quand ?

Aujourd’hui, place Tahrir, on efface les traces. Rassemblements interdits, forces de l’ordre omniprésentes, travaux de rénovation sans hommage à la révolution : l’heure est à l’oubli. L’une des seules toiles qui subsiste encore dans la rue Mohamed Mahmoud — adjacente à Tahrir — est encore une œuvre d’Ammar. On y voit un enfant qui croque dans un pain, les yeux humides. Son titre : « Gloire aux inconnus », est aujourd’hui à peine discernable. Cette destruction organisée de la mémoire collective en Égypte pose un vrai problème politique.

Au delà du bilan : archiver et restituer la complexité

Quelle que soit la réalité aujourd’hui, l’historienne tunisienne Leyla Dakhli propose de ne pas s’attarder sur un bilan figé. « La question n’est pas de juger du succès ou de l’échec d’un mouvement de révolte populaire. On ne revient pas en arrière, même quand la violence et l’oppression ont pu s’aggraver » dit-elle, interviewée par Le Monde Afrique. Car ce quotidien qui bascule, c’est le point commun de toutes les révolutions. Soudain, chacun doit choisir : suivre l’élan collectif ou non. Qui sommes-nous et que faisons-nous ? Interroger, montrer la multiplicité des choix individuels : c’est ce que font certains artistes ou journalistes.
Leyla-Claire Rabih, metteuse en scène franco-syrienne, a travaillé avec des élèves de 20 ans sur la révolution syrienne. Elle raconte s’être d’abord heurtée à l’incompréhension, au désintérêt. « Au début, ils ont dit “C’est très loin de nous, on ne comprend pas du tout.” Puis, “Je me reconnais dans le personnage.” La création artistique apporte la possibilité de proposer un récit qui ait une portée plus subjective, sensible et émotive. “Il est plus facile de faire comprendre les enjeux de cette façon.” »

Avec Chroniques d’une révolution orpheline, elle propose « un autre récit de la révolution syrienne ». « J’ai commencé au moment où tout se noyait, notamment dans la lutte contre Daesh. Le négationnisme fleurissait. On entendait “il ne s’est rien passé, tout était noyauté, c’était juste quelques manifs, ça ne fait pas une révolution, c’était manipulé et ça venait de l’étranger.” » Pour que cette histoire ne tombe pas dans l’oubli, qu’elle ne soit pas écrasée comme le soulèvement et ceux y ayant contribué, l’artiste se met au travail. Elle choisit de partir de trois textes de Mohammad al-Attar, dramaturge syrien. Sur le plateau, images d’archives et création s’entremêlent. « Le lien au réel s’est imposé. J’avais besoin de passer par la fiction pour entrer dans les enjeux du personnel mais je ne voulais pas déconnecter de la réalité historique. » Dans la lignée de cette réflexion, Leyla-Claire Rabih continue ses recherches de parcours singuliers pour son nouveau spectacle, Traverses, qui sera joué cette année, en s’entretenant avec des réfugiés syriens dans différents pays. « Ces exils laissent dans les biographies des traces indélébiles. Que faire de ces traces, comment les transmettre ? » Le dénominateur commun de cette diaspora en construction : la catastrophe du départ. Pourtant, en menant ces entretiens, elle se rend compte que cet « exil forcé peut être un levier d’émancipation ». « Ce qui a le plus changé ma vie, c’est la révolution » lui disent certains syriens.

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Récolter des témoignages, c’est également le travail effectué par le média Inkyfada en Tunisie. Qu’ils soient militants, artistes ou simples citoyens, douze tunisiens racontent chacun leur 14 janvier 2011, en mêlant les faits à leurs propres ressentis. Les podcasts dessinent une narration complexe et profonde de ce jour où Ben Ali a pris la fuite. À leur écoute on découvre la violence de la révolution mais aussi les contradictions de ceux qui la vivent. Dans l’épisode 11 par exemple, on rencontre Saïf, 12 ans au moment des faits. Tiraillé entre sa mère, féministe et hostile au régime et sa grand-mère, favorable à son maintien, l’enfant accompagne sa mère à contrecœur dans les manifestations. À partir des podcasts, Inkyfada a également constitué une cartographie sonore de cette journée qui a vu le destin de tout un pays basculer. Qu’ils soient journalistiques ou artistiques, ces travaux permettent une documentation alternative de l’Histoire contemporaine, un archivage nécessaire pour préserver la mémoire collective.

C’est également cette volonté qui apparaît dans le documentaire For Sama, nommé aux Oscars en 2020. L’étudiante syrienne Waad al-Kateab s’improvise réalisatrice et documente son quotidien, dès le début de la révolte. L’espoir fou fait place à l’horreur et la peur quotidienne. Lors d’une projection à Paris, un journaliste syrien, réfugié en France, a dû sortir au milieu du film, conséquence de la douleur insupportable des images à l’écran. Si raconter la révolution est crucial, il faut se souvenir que cela se fait sur des plaies encore ouvertes.


© photo : M. Drissi 2015

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