Récit

Venezuela : Journal d'une génération sacrifiée

La révolution et après ?
En 1998, au Vénézuela, la révolution bolivarienne prend le pouvoir et porte en elle le rêve d’une démocratie populaire et participative. Un quart de siècle plus tard, Pamela, une jeune écrivaine de Caracas, fait le récit intime et collectif de cet avenir jamais advenu.

Quand j’ai commencé à écrire, le mot « révolution » m’a poussée à une grande remise en question. Lorsque l’on cherche le mot dans le dictionnaire, voilà les synonymes que l’on trouve : perturbation, bouleversement, révélation, agitation, retournement, changement, mouvement. Peut-être que ce qui vient après la révolution, surtout après une révolution ratée, c’est une friction entre tous ces termes, avec un grand point d’interrogation, un sentiment semblable à une attente, à une paralysie. C’est pour cela que le mot « révolution » est bien plus qu’un mot à mes yeux, c’est un symbole, et même si j’aime en revendiquer la force et l’autonomie, j’y ai toujours associé une forte connotation négative. Nous avons beau savoir que rien n’est tout blanc ou tout noir, et qu’il y a toujours un peu de gris dans tout gouvernement, il faut bien admettre que ce gouvernement, comme tant d’autres partis politiques totalitaires au pouvoir, se caractérise par la couleur rouge. Quand vous êtes rouge, vous tranchez ou vous tirez. Dans les deux cas, il y a du sang ; dans les deux cas, on vous blesse.

En tant que Vénézuélienne, mon enfance a été marquée par le son de casseroles qui s’entrechoquent. J’ai à peu près le même âge que la révolution bolivarienne, j’ai grandi en croyant innocemment qu’en joignant ma main à celle de mes parents ou d’une de mes tantes, je pourrais chasser un régime, ou plutôt chasser un homme avançant au rythme des chants, dans ces longues marches à chemises blanches et foulards assortis à la couleur du drapeau. Quelques années après, plus âgée et moins naïve, comme tant d’autres, j’ai regardé avec consternation les mobilisations massives qui défilaient sur les écrans de télévision des années 2000 aux années 2010, la force brute des soi-disant « gardes nationaux » agressant les manifestants, semant la destruction sur leur passage, paralysant la ville, avec une force qu’ils qualifiaient de « révolutionnaire ».

Peut-être que ce qui vient après la révolution, surtout après une révolution ratée […] c’est un sentiment semblable à une attente, à une paralysie

Un espace réduit à néant par la peur de se retrouver sans rien, une inertie d’automate qui ne laisse plus de place que pour des considérations matérielles, voilà le résultat de la si mal nommée révolution d’un pays à l’ultra-capitalisme maquillé en socialisme. Mais ce qui m’intéresse, ce n’est pas seulement de parler de la crise économique qui survient après une révolution politique, continuant d’avancer à visage masqué. A l’heure actuelle, on assiste à un simulacre de normalité qui s’exprime par la disparition progressive des partis politiques – qu’on ne prend même plus la peine de nommer, l’apparition de produits de toutes sortes, l’ouverture constant de nouvelles boutiques et restaurants, la venue d’artistes du monde entier et l’organisation de festivals de musique tous les mois, mais en réalité tout cela ne constitue que la face immergée de l’iceberg. Sous la surface, le pays est en train de se déliter, les services continuent de faire défaut, les choses ne cessent de dysfonctionner. La différence, c’est qu’aujourd’hui, avec de l’argent, tout peut se régler : si l’eau vient à manquer, on peut acheter un réservoir ; si c’est la lumière, on installe un groupe électrogène ; lorsque l’essence se fait rare et que les files d’attente s’allongent, on l’achète sur le marché noir. Tout se résout avec de l’argent, ce n’est qu’une question de contacts. Si vous avez assez d’argent, vous n’aurez jamais vraiment à en subir les conséquences, vous trouverez toujours comment coller un pansement sur les tracas de votre existence. Voilà tout. Il existe entre les différentes classes sociales un écart immense et déterminant dans l’expérience de la douleur.

C’est pourquoi, pour décrire de ce que nous traversons tous, il me semble plus pertinent de parler de crise sociale ou mentale, ce qui ne cesse de s’accumuler à l’intérieur, entre ceux qui restent et les milliers d’exilés qui ont quitté le pays, désespérés de voir un changement advenir. Je sais que mon sentiment de vide, ce vide que je crois bien connaître, un grand vide brûlant, transcendantal, identitaire, humain, surtout, est composé de bien plus que de ce pays itinérant que nous avons construit. Mais comment ne pas blâmer la déchéance qui s’est installée après la révolution, comment ne pas l’assimiler à ses propres échecs ? Tout se confond. Tout résulte de ce qui reste après la guerre, de la manière dont les décombres ont été ramassés, de qui s’est occupé de les ramasser pour laisser passer les cadavres, et de l’identité de ces derniers, pour faire écho au célèbre poème de Wislawa Szymborska.

Introduction à la perte

« Quand il nous arrive quelque chose, nous n’avons pas encore les outils pour le comprendre tant que ce n’est pas terminé, » a déclaré, dans une interview, la récente lauréate du prix Nobel de littérature, Annie Ernaux. « On ne peut le comprendre que plus tard, rétrospectivement. » Il y a quelques mois, je pensais que j’allais arrêter de subir les conséquences de la révolution, que j’allais m’éloigner de la cendre, pour pouvoir enfin faire quelque chose de mes mains, sculpter autre chose, mais je suis toujours dans la boue. Je ne parviens pas encore à tout comprendre, seulement à imprimer des images dans ma mémoire ; c’est ce que j’ai essayé de faire ces dernières années, et je suis allée puiser dans mes carnets ces quelques extraits difficiles pour parler de la douleur. Ce dont je suis sûre, c’est que pour comprendre, je dois être différente, et pour l’instant, je reste la même, coincée dans les décombres d’une révolution –  la vraie, celle qui, en tentant de renverser la fausse, est morte d’épuisement. Je ne peux désormais que me souvenir, continuer à explorer cette boîte à pertes.

Première perte – La lumière

Voilà une série de choses qui me sont arrivées : je me suis brûlé la main avec de l’eau bouillante, une brûlure large et douloureuse qui a laissé une marque brune ; j’ai retiré C. de mes contacts Facebook qui m’ignorait depuis notre séparation ; cela fait 48h que je n’ai pas de lumière, et même un peu plus ; je suis enfermée et je n’ai aucune idée de quel jour on est, je sais seulement qu’on est en mars et que cela fait longtemps que je ne peux plus vivre sans électricité, dehors le ciel commence à s’assombrir, il se fait tard et la lumière n’arrive toujours pas, bientôt il fera nuit et nous sombrerons dans l’obscurité la plus totale. À Caracas et dans tout le Venezuela, ça fait trois jours ou presque qu’il n’y a plus de courant, de longues journées à discuter, à écouter la radio, à lire inlassablement jusqu’à ce que je n’y vois plus rien, des nuits de lecture à la lampe torche, incapable que je suis de vivre sans fiction. Des journées de solitude ou de réunions familiales à passer en revue tout ce que j’ai laissé derrière moi et tout ce que je voudrais retrouver, mais aussi tout ce que je ne suis pas encore et que je voudrais être. Des journées passées dans la peur, à voir des signes partout, à se coucher tôt, à rester dans le noir en regardant par la fenêtre.

L’absence de technologie nous plonge dans un état de contemplation absolue. Hier, j’ai pu admirer la plus belle nuit étoilée que j’ai vue de toute ma vie. Peut-être était-ce une nuit étoilée comme les autres, et que l’obscurité complète dans laquelle était plongée Caracas a simplement révélé les étoiles que les éclairages de la ville cachent à notre œil. Le ciel s’est offert comme un cadeau, quelque chose de divin à contempler, au moment où nous pouvions le plus en apprécier la valeur, par une nuit de ténèbres, à la lueur des bougies, sans avoir grand-chose à raconter, avec la peur du lendemain ; le genre de nuits étranges et tristes, mais qui donne envie de sortir danser avec le danger.

Un pays, c’est aussi le territoire que l’on porte en soi, comme un sentiment. Un territoire à géométrie variable qui se construit à partir de son propre vide. La jeune poésie vénézuélienne, qu’elle soit politique ou non, s’est construite sur cette impossibilité à définir cette géographie intime, et c’est ce qui la rend belle, ce qui donne au poème sa passion, sa raison d’être. Pour moi, c’est ce que recherche le poète vénézuélien : la lumière.

La révolution laisse des marques, on apprend à regarder différemment, plus calmement, car le temps passe autrement lorsqu’il est plongé dans l’instabilité

Deuxième perte – La “bonne” douleur

Aujourd’hui, ma grand-mère Mamau est morte. Je suis triste pour mon père, pour la façon dont la mort semble avoir tout recouvert. C’est un jour étrange, à l’atmosphère calme et morose, quasi silencieuse. Après son décès, il n’y a pas grand-chose à dire. Mes parents ont assisté à sa mort à travers un écran, l’ont appelée sur Messenger, et au moment de rendre son dernier souffle, elle a ouvert les yeux, les a refermés, puis elle est morte. Si les écrans offrent le confort de voir une personne mourir alors qu’elle se trouve à des kilomètres, je préférerais qu’ils n’existent pas. Mes parents l’ont vu comme une bonne chose, ils m’ont dit : « On ne peut pas voyager, mais au moins on a pu être près d’elle ». Comme toujours, je vois ces choses-là différemment. Je me demande combien de familles ont dû assister aux derniers instants de leurs proches à distance parce qu’ils ne pouvaient pas voyager, que ce soit à cause d’un manque d’argent ou d’un passeport expiré. Je peux être quelqu’un de très dur, la mort ne me fait pas peur, et mon père m’a paru faible lorsqu’il a pleuré devant son téléphone. Ça n’a rien de logique, mais c’est ce que j’ai ressenti, peut-être parce que la mort est trop définitive, trop obscure, et que je préfère la considérer de manière sèche, stoïque, presque inhumaine, pour pouvoir mieux l’avaler, d’une seule bouchée. Aucune personne que j’avais vraiment aimée n’était morte auparavant. Oui, j’avais été quittée et cela m’avait fait pleurer. J’ai parlé à C. de la mort de Mamau, et il avait beau être connecté sur Facebook, il a ignoré mon message ; ça m’a fait mal, parce que je m’étais montrée vulnérable en partageant quelque chose d’intime. Plus tard, il m’a répondu en inventant une excuse bidon que je n’ai pas crue. Il n’y a rien de pire que l’indifférence, pas même le silence. J’avais pleuré en lui écrivant mon message, mais je sais que mes larmes coulaient pour la perte de notre amour, de cette intimité que je ne retrouverais pas, et non pour la mort de mon abuela.

En regardant « Les Sopranos », j’ai été marquée par une scène dans laquelle Tony enlace sa fille Mellow, vêtue d’une toge et d’une toque de diplômée. Ça m’a fait penser à C. dans sa toge, pleurant dans les bras de son père comme un petit garçon. Pourquoi pleurer nous donne-t-il un air si puéril, nous rend-t-il si vulnérables ? Je me souviens de ce que j’ai ressenti alors, un mélange de colère et de tristesse, colère à cause de sa réussite, avant tout, parce qu’être diplômé lui donnait un but, une sécurité, un titre. Au moment où C. a reçu son diplôme, je savais que le mien prenait la poussière et continuerait à prendre la poussière. J’ai aussi ressenti de la colère envers son père, qui ne m’aimait pas, qui ne m’avait jamais aimée, qui n’avait jamais montré d’affection et qui m’a traitée ce jour-là avec défiance. J’ai ressenti de la colère parce qu’il allait partir dans un autre pays, vers son avenir, avec sa toge, son courage, sa voix, et qu’il emporterait avec lui mon amour, tout l’amour que nous nous étions donné, toute la poésie, tous les livres et les lieux et le sexe. Avec ses rêves, il emporterait tout, en même temps que ses propres biens, et il allait tout mélanger comme une pâte à pain pour construire un édifice qu’il pourrait ensuite dévorer avec son superbe appétit. Et lorsqu’il serait parti, moi j’allais me retrouver sans rien à construire, parce que ma vie était toute entière vouée à la construction de notre amour et de la personne que j’étais quand nous étions ensemble. J’ai ressenti tout ça, attendant encore que toutes les embrassades se terminent pour pouvoir à mon tour le prendre dans mes bras. Une étreinte pleine de colère, de tristesse, de jalousie, d’amour, de trop d’amour, qui représentait tout, y compris quand cet amour n’était rien d’autre qu’un désir de le quitter, qu’un sentiment de liberté face à cet amour, que la peur de me perdre dans mes sentiments, de me perdre en lui, un homme grand et gros, dont la voix grave avait sur moi un effet profondément apaisant. C’était donc ça mon étreinte, mon regard sur l’étreinte de son père, et mon impossibilité à dormir à côté de lui parce que j’ai passé notre dernière nuit ensemble à pleurer, pensant au mal que j’allais avoir pour construire un avenir sans l’amour de quelqu’un, alors même que nous avions décidé de donner une chance à une relation à distance. Pourquoi suis-je aussi dépendante de l’amour pour ma survie émotionnelle ? Et me voilà, me cherchant toujours un avenir, avec les mêmes difficultés économiques et psychologiques, pleurant avec Atahualpa Yupanqui et sa chanson qui adoucit l’hiver, alors que je devrais être en train de pleurer la mort de ma grand-mère, mais non, je pleure pour un couplet, une chanson, une fiction qui m’a touchée en plein cœur, si inutile et si belle.

Après la révolution, on ne peut plus séparer les douleurs intimes des douleurs collectives. On est en colère, on devient amers.  Dans notre vie personnelle, même les choses deviennent difficiles. Le récit de quelqu’un qui n’a toujours vécu dans cette désolation doit être intéressante. Quel avenir pouvons-nous espérer pour les enfants nés et élevés dans ces conditions ? Chacun grandira de manière différente, mais en chacun régnera la confusion. Ils grandiront, et tous leurs traumatismes formeront une même masse, se changeront en un immense rocher de colère ravalée et confuse, un gribouillis d’impossibilités, dont la conséquence portera le nom de révolution ratée.

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Troisième perte – La liberté

Une fois tout le monde couché à la maison, je suis descendue dans la chambre d’ami et j’ai ouvert la fenêtre pour respirer l’air de la nuit. C’est la meilleure fenêtre de la maison et la vue y est magnifique : une montagne impressionnante, un ciel immense et seulement quelques lumières visibles, tandis qu’à des kilomètres de là retentissait une musique dont le volume sonore était si fort qu’on aurait dit une rumeur toute proche. En observant la nuit, j’ai eu le sentiment que je n’avais pas vécu, et que je n’exagérais pas comme d’habitude quand je suis trop dramatique, mais que c’était bien réel, que je n’avais presque rien vécu, rien de ce que l’on peut appeler communément une jeunesse divertissante, que je méritais de faire la fête. Ma liberté m’avait été arrachée par une série de conditions que je n’avais pas choisies, mais qui avaient grandi avec moi ; ce sentiment d’emprisonnement était un héritage émotionnel, symbolique, que je devais à ma génération et ma nationalité. À ce moment-là, dans ma tête, une question s’est manifestée : serai-je toujours cette femme qui écoute avec nostalgie à travers la fenêtre une fête lointaine, avec le désir d’y être, attendant que ça arrive un jour, tout en sentant sur mon visage le vent froid de la nuit et la bruine qui accompagne le brouillard ? L’impuissance m’envahit, et en écrivant ces lignes je me suis mise à pleurer. Serais-je aussi cette femme qui préfère la sensation d’être loin de la fête qu’elle désire ? Peut-être que j’ai construit cette femme comme façon de me défendre contre l’impossible. La femme que j’aimerais être est une femme qui, après avoir dansé et transpiré en faisant la fête, sortirait un moment dans le jardin, assise ans le froid, admirant le ciel dégagé où scintilleraient quelques étoiles, quand tout à coup un étranger s’approcherait d’elle, lui proposerait un briquet pour allumer une cigarette, et elle se sentirait à cet instant plus heureuse, plus libre qu’au cœur de la fête même, dans le silence de la nuit, avec la musique au loin, tout en sachant qu’il lui suffirait de marcher un peu si elle voulait rejoindre la fête, qu’elle est toujours à sa portée. Cette femme a le pouvoir de choisir, mais elle a le cœur de quelqu’un qui est resté à sa fenêtre, derrière les barreaux. Elle choisirait d’être une femme qui appris de ce qu’elle a perdu.

La révolution laisse des marques, on apprend à regarder différemment, plus calmement, car le temps passe autrement lorsqu’il est plongé dans l’instabilité. Dans certaines révolutions, le regard se remplit d’un sentiment de victoire, dans d’autres, d’échec, et dans d’autres encore, simplement d’espoir. Au pire, je conseille de se fabriquer un œil en carton pour regarder le vide plus facilement. Quant à ceux qui oseront tout jeter dans les flammes, y compris les souvenirs et leurs flammes imaginaires, la liberté les remplira d’une blancheur immense.

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