Récit

Béat d'épuisement : pourquoi sommes-nous si occupés ?

35h et plus si affinités

2/07/2020

Quand mon beau-père insiste pour aller au bureau alors que le monde entier se confine, c'est toute ma vision du travail qui est remise en question.

— J’y vais demain.
— Non, tu n’y vas pas.
— Si, j’y vais, et je ne veux plus en entendre parler. Cette conversation s’arrête ici, je monte au premier.

J’étais sous le choc. C’était à la mi-mars, et mon petit ami et moi étions en visio avec ses parents. Son père, directeur général d’une petite entreprise d’assurance dans le Surrey (Sud-Est de l’Angleterre) nous disait que malgré les risques évidents, il irait au bureau le lendemain et qu’il n’écouterait personne lui dire pourquoi il ne devrait pas.

Si nous n’étions pas encore officiellement confinés, de nombreux autres pays européens l’étaient déjà. La plupart des entreprises britanniques qui le pouvaient avaient demandé à leurs employés de travailler à distance — y compris ma (petite) start-up et la (grande) banque de mon petit ami. Si des entreprises aussi différentes les unes des autres pouvaient faire en sorte que ça fonctionne, pourquoi pas lui ?

Mais sa détermination, sa colère, ne laissaient aucun doute sur le fait que « rendre cela possible » n’était pas le sujet. Il voulait aller au bureau, et aucun argument rationnel ne pourrait ébranler ce désir. En pleine pandémie, un homme qui partageait son foyer avec une femme et une fille jugées vulnérables en raison de maladies chroniques ne voulait pas rester chez lui et assurer ainsi leur protection comme la sienne.

Quelque chose d’autre était en jeu.

Selon Markovits, le travail besogneux et les horaires à rallonge constituent l’élitisme des riches qui travaillent ; être constamment occupé est devenu en soi un « insigne d’honneur »

*

La plupart d’entre nous, je suppose, ne nous demandons pas pourquoi nous travaillons. C’est simplement une donnée de notre existence. J’ai décroché mon premier « vrai » emploi à 25 ans, encore grisée par l’émulation intellectuelle des études supérieures. Je l’ai fait parce que j’ai compris que si je voulais pouvoir vivre à Londres et continuer à fréquenter toutes les personnes cools et intelligentes que j’avais rencontrées pendant ces études, il me faudrait un emploi. Et c’est ce que j’ai fait.

Douze ans plus tard, je continue à mettre mon réveil tous les matins de la semaine. Au cours de ces douze années, je me suis beaucoup, beaucoup interrogée sur mon orientation professionnelle. Mais ma croyance selon laquelle le « travail » est simplement quelque chose qui doit être fait a persisté. 

Pour moi, la réaction chimique qui sous-tend cette croyance ressemble à peu de chose près à ça :

 Travailler dur -> Argent -> Cadre de vie agréable, bons repas, vacances -> Bonheur

(Ou du moins, toutes les conditions matérielles du bonheur remplies, avec assez d’argent en réserve pour payer un thérapeute qui m’aidera à résoudre le reste.) 

Je supposais que les équations des autres étaient plus ou moins pareils. Mais j’étais là, en train de discuter par visio avec un homme de 69 ans qui insistait pour aller au bureau alors que cela pourrait vraisemblablement avoir un impact négatif sur son bonheur et sa santé.

L’équation travail/bonheur se pose de diverses manières depuis longtemps — bien avant le Covid-19. Les études Whitehall, menées sur des fonctionnaires britanniques depuis 1985, ont montré des corrélations entre les longues heures de travail au bureau et une foule d’effets indésirables, notamment des troubles du sommeil, des symptômes dépressifs et des maladies cardiaques.

Daniel Markovits, dans son livre L’imposture méritocratique, publié en 2019, émet l’hypothèse que ce type de conclusions révèle quelque chose de plus large, et surtout de plus sombre : l’équation travail/bonheur est désormais caduque pour nous tous, dans presque tous ses aspects, parce que l’idéal méritocratique que nous nous sommes fixé s’est révélé profondément imparfait.

 Markovits soutient que c’est la méritocratie elle-même — cet idéal libéral que nous chérissons — qui est responsable de notre malheur. La méritocratie, notamment aux États-Unis, a produit une classe professionnelle d’élite qui jouit d’une part toujours croissante de la richesse de la société. Mais contrairement aux élites d’autrefois, qui profitaient de leur temps libre, signe de leur statut, les élites d’aujourd’hui se délectent de leurs longues heures de travail au bureau pour exactement la même raison, même si ces longues heures affectent leur bien-être.

Pourquoi font-elles cela ? Les élites américaines d’aujourd’hui se retrouvent dans une société dont la classe moyenne a été vidée de sa substance. Elles savent qu’elles ne peuvent maintenir leurs avantages (qui proviennent, en majorité, du statut privilégié des parents) qu’en se livrant à une concurrence impitoyable — d’abord pour fréquenter les meilleures écoles, puis les meilleures universités et écoles supérieures, puis pour s’assurer les emplois les plus prestigieux en droit, en médecine et dans le monde de l’entreprise.

Les élites d’aujourd’hui sont généralement malheureuses, affirme Markovits, car pour s’imposer, elles doivent constamment exploiter leur capital humain — qui repose sur des longues études au sein de formations élististes. Les aristocrates d’hier ont vu leurs terres et leurs investissements prendre de la valeur pendant qu’ils peignaient ou jouaient au croquet. Les aristocrates d’aujourd’hui tirent leur richesse de leur propre travail, et s’enferment dans un cycle de travail sans fin.

Selon Markovits, « le travail besogneux et les horaires à rallonge constituent l’élitisme des riches qui travaillent ; être constamment occupé est devenu en soi un ‘insigne d’honneur' ». 

*

Si l’élite d’aujourd’hui était un bar secret de Manhattan caché derrière un comptoir de pizza qui sert d’entrée, le mot de passe serait sans doute « Je suis tellement occupé ».

Pour ceux d’entre nous (et je m’inclus dans ce groupe) qui ont été pris au piège de la méritocratie de Markovits, donner le sentiment d’être très occupé est ce qui doit être projeté dans chacune de nos interactions sociales. C’est un signe d’appartenance tribale, une marque d’allégeance.  

— »Je ne sais pas pour vous, mais je pense que la folie a atteint un autre niveau cette semaine, dit un collègue lors de notre réunion hebdomadaire.
—Je sais que vous êtes très occupé. J’ai vu votre calendrier », dit un autre. C’est comme un signe de déférence, un seigneur qui s’incline devant sa reine.

Sur les réseaux sociaux, c’est la même histoire.

—Où trouvez-vous le temps ? commente la belle-sœur de mon ami, en réaction à une photo Instagram de scones faits maison, exposés sur un présentoir à gâteaux. C’est son subconscient qui dit : à l’évidence, vous ne devez pas travailler assez dur. (Il se trouve que cette amie est médecin et élève trois enfants. Croyez-moi, elle travaille déjà bien assez.)

Pour ma tribu — des professionnels de haut niveau, des trentenaires américains et européens blancs du début du 21e siècle – “être occupé” est devenue une vertue. Un calendrier surchargé est la preuve tangible que nous sommes à la fois désirés et indispensables à nos pairs, et que nous passons suffisamment de temps pour répondre aux espoirs que nos pairs ont placé pour nous. Nous payons ainsi notre dû. Nous ne sommes pas égoïstes.

“Être occupé” est notre façon de nous signifier les uns les autres que nous sommes à notre place.

*

L’ironie, bien sûr, est que cette manière désintéressée d’être constamment occupés que nous avons érigée en principe moral n’est qu’une nouvelle vision de ce qui est fondamentalement un acte égoïste : gagner de l’argent, acheter des choses, faire le plat à ses enfants, rincer, recommencer.

Rester occupé est aussi une façon d’occulter d’autres péchés. J’ai récemment été invitée par le PDG d’une start-up à déjeuner à Kensington, un coin trendy de l’ouest de Londres. Il cherchait un responsable marketing, je cherchais (à moitié) un nouveau job, et nous avons eu une conversation très agréable autour d’un halloumi et de saumon. Comme tous les PDG que j’ai rencontrés, c’était un premier de la classe des gens occupés : lève-tôt, couche-tard, week-ends studieux, et une compagne qui « aimerait me voir plus souvent, disons le comme ça ».

Il nous faut nous regarder dans la glace et admettre que nous sommes assis devant de petits écrans pendant 12 heures par jour et que nous appelons cela une vie

Je n’ai pas eu le job. Mais au retour du déjeuner, j’ai recherché sur Google cet homme et sa société, et j’ai découvert qu’il avait été impliqué dans une tragédie à l’époque où il était à l’université : il avait conduit un soir en état d’ivresse et avait eu un accident qui avait tué son meilleur ami. Il a passé six ans en prison, puis a obtenu son diplôme et a lancé sa société. Travailler avec frénésie et réussir dans l’entrepreunariat étaient pour lui, je pense, une façon d’effacer le passé.

À première vue, son cas est extrême. Mais j’ai ensuite pensé à mes amis. Celui dont on se moquait dans son enfance qui se réjouit aujourd’hui de gagner plus d’argent et faire une meilleure carrière que ceux qui lui ont fait des misères à l’école. Celui qui a peur de ne jamais avoir autant de succès que son célèbre père, qui veut prouver sa valeur en se consacrant entièrement à son travail. Celle qui n’a pas eu d’emploi à temps plein depuis plus de deux ans, qui s’acquitte de son obligation d’occuper ses journées en courant et en suivant des cours de fitness jusqu’à l’épuisement.  

Nous expions tous une certaine forme de culpabilité. Nous travaillons tous jusqu’à être béat de fatigue.

*

Et puis, il y a moi.

Lorsque la pandémie a frappé, mon petit ami m’a rejoint depuis New York pour laisser passer la tempête ensemble. Dans mon studio londonien, notre relation à distance s’est soudainement transformée en une cohabitation de tous les instants. 

Pour lui, le plus surprenant dans mon mode de vie mis à nu n’était pas la température à laquelle j’aime prendre mes douches (brûlantes) ou le soin que je mets à faire mon lit (pas un pli en vue).

C’était l’ardeur que je mettais au travail.

Et moi, pour ma part, j’ai été surprise qu’il soit surpris. Rien dans ma façon de travailler ne me semblait inhabituel. Lorsque je me rendais au bureau, j’arrivais entre 9h et 9h30, je partais entre 19h et 20h, je recevais encore des e-mails et des conversations Slack sur mon téléphone avant de me coucher à 22h, et je réservais le dimanche après-midi et le soir pour faire les travaux de fond nécessitant de la concentration que je ne pouvais pas faire pendant la semaine.

Non seulement cela me paraissait normal et naturel. Pire, j’avais l’impression que ce n’était pas suffisant. Pour chaque dimanche où je travaillais, un collègue (imaginaire ou réel) travaillait aussi le samedi. La peur envahissait ces heures — la peur que mon rendement ne soit pas suffisant, que mes collègues soient mécontents de moi, que je perde mon emploi et que mon appartenance à la tribu soit révoquée. La peur de me retrouver seule.

Irvin Yalom, l’un de mes écrivains préférés, énonce les quatre « préoccupations ultimes » de la vie humaine : la mort, la liberté, l’isolement et l’insignifiance. La peur de ces quatre choses sous-tend la plupart des pensées et des actions humaines. La religion coche toutes les cases : la peur de la liberté (demandez à Dostoïevski), la peur de la mort (demandez à Chaucer), la peur de l’isolement (demandez aux Juifs orthodoxes, qui exigent la présence de dix hommes adultes pour que Dieu puisse être adoré), et la peur de l’inutilité (demandez aux membres de l’Église baptiste de Westboro, dont la dévotion à un christianisme strict se fonde sur des règles qui feraient passer Mussolini pour un laxiste).

Il me semble clair que le travail a pour ma tribu le rôle que la foi avait pour nos grands-parents et leurs grands-parents. C’est une arme que nous utilisons pour vaincre nos peurs. Pas une épée, car aucune joute ne diminue la puissance des petites bêtes. Elle l’amplifie presque toujours.

Le travail est plutôt un bouclier que nous utilisons pour nous protéger de la peur. Et à une époque où la peur est omniprésente, comme celle que nous vivons aujourd’hui, il n’est pas étonnant que nous soyons si nombreux à faire polir nos boucliers et à nous recroqueviller sous eux.

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Le Covid-19 a mis à nu beaucoup de vérités qu’aucun d’entre nous n’a eu à affronter auparavant. Parmi celles-ci, m’apparait cette idée : la « suractivité » comme religion n’est pas réservée aux élites méritocratiques. Elle s’est propagée, lentement mais sûrement, dans tous les strates de la société.

Le travail a été notre bouclier contre l’obscurité. Aujourd’hui, la crise économique — avec son lot de faillites, de pertes d’emplois et de congés forcés — a privé bon nombre d’entre nous de notre bouclier. Et ceux qui ont encore un emploi travaillent d’une nouvelle manière : nos chemises impeccables ont été remplacées par des pantalons de yoga, nos voyages d’affaires par des virées dans la salle à manger. De manière très tangible, le glamour apparent de nombre de nos emplois s’est volatilisé. Il nous faut nous regarder dans la glace et admettre que nous sommes assis devant de petits écrans pendant 12 heures par jour et que nous appelons cela une vie.

J’espère que notre prise de conscience sera durable. S’il y a jamais eu un moment pour décider collectivement de rejeter cette course vaine, c’est maintenant.

En mai, au moment où j’écris ces lignes, le père de mon petit ami se rend encore tous les jours au bureau. Nous sommes maintenant officiellement confinés depuis plus de six semaines. Pourtant, il reste encore du courrier à ouvrir. Ainsi, chaque matin, il se lève avant 6 heures, prend son petit-déjeuner, prend son bouclier en bas de l’escalier et l’emporte pour marcher sous l’étincelant soleil.

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