Fiction

Nous avons été mariés

Inspiré de faits réels

27/05/2022

Dans un café, un couple divorcé se retrouve. L'occasion de refaire l'histoire de ce mariage raté en attendant. Mais en attendant quoi d'ailleurs ?

— Qu’est-ce qu’on avait dans la tête ? demande-t-elle, les yeux fixés sur sa tasse de café, le visage pincé de mépris.

— C’était les années 80, dit-il, fixant la même tasse, un sourire en coin sur les lèvres. On était jeunes.

— Mais on était amis, de si bons amis, ajoute-t-elle, la voix encore marquée par l’injustice de la situation. Je t’ai prêté de l’argent pour ta dernière année d’étude, je cuisinais pour toi et tes colocs, et on parlait de tout, tu te souviens ?
Elle lève les yeux de sa tasse pour lui demander :

— Qu’est-ce qui nous est arrivé, hein ?

— On croyait tellement bien se connaître, tout le monde voulait savoir pourquoi on n’était pas encore mariés, répond-il, avec un haussement d’épaule, jetant un coup d’œil par la vitre sur la froide nuit d’hiver. L’amour prend le pas sur tout. C’était les années 80 et quand tu es amoureux dans les années 80, tu te maries. Et c’est ce que nous avons fait.
Son regard retourne à la tasse et le sourire amer à son visage.

— Et puis on a arrêté de se comprendre, conclut-il.

— L’amour prend le pas sur tout, répète-t-elle en écho, se passant les mains sur son cou serré dans un col roulé pour se soulager d’un nœud, et levant les yeux sur lui pour la première fois.
Il se redresse et la regarde droit dans les yeux :

— Mais tu es tombée à nouveau amoureuse, dit-il, avant que son regard ne puisse de nouveau s’échapper vers la tasse de café.
Elle est trop abasourdie par la question pour pouvoir y répondre. Elle prend la tasse des deux mains et la porte à ses lèvres, les yeux fermés. Il se demande s’il n’a pas été trop dur alors il ajoute :

— De quelqu’un de bien.

Elle a à peine terminé sa gorgée qu’elle répond, le goût doux-amer encore dans la bouche :

— Bien sûr que c’est quelqu’un de bien. Je ne t’aurais pas quitté pour lui sinon.

Un automobiliste se met à klaxonner à plusieurs reprises dans l’allée, les deux se tournent pour regarder les phares clignotants à travers la vitre.

— Je plaisante cher RMD, je ne fais que plaisanter.

Sa voix devient distante.

— Je t’ai quitté il y a longtemps, dit-elle en se tournant pour regarder les deux conducteurs blancs qui s’invectivent sous la neige, leurs vociférations étouffées par la vitre.

Elle se retourne vers lui et voit qu’il n’a pas cessé de la regarder. Elle se sent obligé d’expliquer :

— On était des jeunes trentenaires à l’époque, tu enseignais dans cet IUT paumé et pendant des mois, on couchait n’importe où, n’importe quand. »

A ce souvenir, il sourit à sa propre tasse :

— On se laissait des petits mots partout. Et quand l’un d’entre nous en trouvait un, on devait arrêter immédiatement ce qu’on faisait pour se retrouver sur le lieu indiqué sur la note.

— Dans le cagibi, le lavage auto, la réserve de la cantine, ricane-t-elle.

— Je me souviens qu’un de mes étudiants a trouvé sur mon bureau ta note sur la réserve, dit-il en s’étouffant de rire. J’ai dû lui expliquer que…

— Oh mon Dieu, arrête, supplie-t-elle, rigolant désormais aussi fort que lui.

— Dans la salle de bain, dans le débarras de la chorale…

— Oh mon Dieu, on l’a fait dans l’église de St. Tansi ?

Il hoche la tête, ses mains à elle volent jusqu’à sa bouche

— Oh mon Dieu

— Dans la salle d’étude….

— … De la bibliothèque ! Je n’arrivais jamais à comprendre pourquoi tu me laissais tout le temps la note pour la bibliothèque.

— C’était un lieu calme et tranquille.

— C’était censé l’être, du moins ! rétorque-t-elle, en secouant la tête. C’est juste que tu adorais enfreindre la loi.

Il hausse ses épaules, ce sourire d’adolescent sur les lèvres dont elle comprend à présent qu’il l’emportera dans la tombe.

— J’aimais enfreindre la loi avec toi.

— Bref ! dit-elle un peu trop fort. Bref, j’époussetais ces cousins de nôtre petit appartement à Obalende et puis j’ai vu une note pour la bibliothèque, ou est-ce que c’était la cuisine ?

Ses yeux se perdent sur le plafond, l’air d’y chercher une réponse

— Non, c’était bien la bibliothèque. Tu choisissais toujours la bibliothèque. En tous cas, ça m’excitait, comme toujours.

Il lève les yeux au ciel.

— Je te le jure. À chaque fois. Arrête RMD, tu sais que j’adorais les surprises. Mais bon, même si j’étais très excitée ce jour-là, je me souviens que je me sentais quand même un peu triste car ce n’était plus vraiment une surprise. Je me réveillais tous les matins en sachant qu’un mot avec un lieu où faire l’amour allait se présenter, soit de mon fait soit du tien. Et que ton mot indiquerait toujours cette bibliothèque universitaire.

— On a aussi été à la Bibliothèque de l’État, dit-il avec une grimace.

— Une bibliothèque reste une bibliothèque ! éclate-t-elle. Ce n’était même pas la monotonie de notre spontanéité qui m’avait ennuyée, c’était…

Elle regarde sa tasse à nouveau et elle avoue :

— C’était la forme de ton truc.

Les yeux de l’homme se plissent jusqu’à ce qu’ils ressemblent à des fentes.

Elle continue sur un ton mi-amusé mi-désolé :

— Allez, tu sais de quoi je parle !

— Tu disais, bégaye-t-il avant de siroter son café, les yeux encore fixés sur elle. Tu disais qu’il te plaisait bien “comme ça”.

Il pose sa tasse et pousse un soupir vers son “truc”:

— Les femmes

— Mais oui, il me plait.

Les sourcils de l’homme se lèvent.

— Ne fait pas l’idiot, je veux dire, il me plaisait bien, hein. Mais les femmes gèrent toutes ces choses de manière différente des hommes. Ce jour-là, pendant que j’époussetais ces coussins poussiéreux, je me suis rendue compte que je passerais toute ma vie à être besognée par ce truc incurvé dans de drôles d’endroits.

Tout le monde les regardait maintenant, leur rappelant qu’ils étaient Nigérians. Et probablement les seuls dans ce coffee shop américain.

— Tu voulais donc quelque chose de différent, comment-t-il d’une voix sèche. Tu aurais pu me dire, merde, j’aurai pu laisser notre voisi, celui que tu reluquais toujours, t’avoir quelques jours. A cet époque-là, je t’aimais si fort que j’aurais fait ou je t’aurais laissé faire n’importe quoi pour être heureuse, du moment que tu étais heureuse avec moi…

Il se penche sous la table, lance un regard sur le côté puis de nouveau vers elle, pointant un droit sur son torse :

— Avec Moi ! Je voulais que tu sois heureuse avec moi.

Elle sursaute. Tout le monde dans leur pays d’origine disait qu’ils étaient devenus trop américains dans la façon dont ils parlaient et s’habillaient et même les Nigérians aux États-Unis s’habillaient d’une manière facilement identifiable. Elle croyait que tout cela n’était que des absurdités, mais maintenant en observant son comportement, elle se demande combien de Nigérians de au pays seraient d’accord de de partager leurs femmes avec d’autres hommes si cela les rendait heureuses. Elle préfère ne pas trop s’attarder sur cette idée.

— Ce n’était pas que ça, il y avait d’autres choses ! objecte-t-elle. Comme par exemple, la façon dont tes étudiants te traitaient dans cet endroit, la terreur des sectaires, tu te souviens de ce qu’ils ont fait au voisin que tu m’accuses de reluquer presque 20 ans plus tard, hein. Et tu ne voulais jamais partir. Je savais… On savait tous les deux que tu aurais pu trouver un meilleur poste de maître de conférences aux Etats-Unis, mais tu insistais pour rester dans ce bidonville. Quant au truc…

Elle a roulé les yeux et il a failli s’esclaffer en voyant à quel point c’était ridicule qu’elle roule les yeux à son âge.

— Je n’ai jamais réussi à trouver un homme qui n’avait pas un truc courbé, admet-elle.
Elle regarde par la vitre la neige qui tombait dehors et frémit :

— Je pense que celui avec qui je suis maintenant est le pire. J’ai vraiment envisagé de revenir vers toi après le deuxième type, dit-elle d’une voix éteinte. Je n’étais juste pas sûre que tu me reprendrais J’étais ton premier amour. J’ai tout gâché avec toi.

— Je t’aurai reprise.

Il y a eu un long moment de silence et la chute de neige s’est intensifiée prenant presque le pas sur la nuit. Elle a fini son café.

— Dieu soit loué, je suis amoureuse maintenant.

Son sourire en coin refait son apparition alors qu’il fait tourner la cuillère dans sa tasse vide

— Après combien d’entre nous ?

Elle en rigole si fort qu’elle se couvre le visage de peur d’attirer les regards réprobateurs. Elle lâche dans un gloussement :

— Quatre

Quand son rire se dissipe, elle demande d’une voix plus sérieuse :

— Et toi combien ?

— Personne

— Menteur

— Tu viens d’admettre que tu avais gâché l’amour pour moi.

— Quel mensonge ! Vous les hommes, vous êtes différents. Vos corps ne peuvent juste pas…

Elle fendit l’air d’un geste de frustration.

— Vous êtes des hommes ! finit-elle par lâcher, La jumelle de ma mère.

— Tantine Obiageli.

— Oui, tu te souviens que je t’ai dit l’année passée qu’elle est morte alors qu’elle est en train de se rendre au deuxième mariage de son fils ?

— Oui, oui, je me souviens. J’ai parlé avec lui au téléphone. Ils ont dû reporter le mariage.

— Exactement, dit-elle, les yeux éclairés d’une lueur vive, sa première femme n’était pas morte depuis deux semaines, qu’il en avait déjà trouvé une nouvelle et que la date du mariage traditionnel était fixée. Après avoir enterré sa mère, il n’a attendu qu’une semaine avant de reprogrammer la cérémonie de mariage. Quand je l’ai interrogé sur sa précipitation il m’a dit : “Hé tantine, avec toutes ces choses qui me sont arrivées là, j’ai besoin de réconfort”. Mais, je me suis demandé qui avait réconforté sa mère pendant les quarante ans qui ont suivi la mort de son père. Après lui, aucun homme, aucun autre homme – et son fils peut en témoigner – n’a franchi la porte de sa chambre.

Elle sourit de la voir secouer la tête, elle sait bien qu’elle a gagné :

— Donc ne viens pas de me dire que j’ai gâché l’amour pour toi. Je connais bien les hommes.

— Ok. Tu as gagné, mais celle-là, elle ne compte pas.

— Vas-y, raconte, raconte !

— Il y a eu une fille.

— Seulement une fille ? dit-elle, en faisant non de la tête. Je ne te crois pas.

— D’accord, changeons de conversation, alors.

— Non, non, Je te crois ! Allez, raconte-moi, s’il te plaît, raconte, supplie-t-elle, lui prenant les mains de l’autre côté de la table.

— C’était une de mes étudiantes.

— Ha !

— C’est fini, je me tais.

— Non ! S’il te plaît, je te jure, je me tais maintenant. Bouche cousue. C’était dans quelle fac ?

C’était pendant tes années d’université, j’en suis sûre.

— Comment peux-tu être si sûre ?

— Tu ne m’aurais jamais trompé. Et quand on a rompu, tu as quitté l’IUT pour être maître de conférences à ABU Zaria. C’était là-bas ?

— Non, dit-il regardant vers sa tasse, c’était à Berkeley. Avec une Blanche. Elle avait vingt ans à l’époque.

— Quoi ! s’exclame-t-elle de s’excuser avant de le fixer dans les yeux. Bouche cousue.

— Je ne recherchais vraiment rien, tu sais. D’abord je croyais qu’elle était trop jeune. Après quand je suis passé outré ça, j’ai pensé que c’était quelque chose liée à la race. Je suis sûr que tu te souviens de la façon dont les Blancs se comportaient à cette époque, quand tu venais d’arriver… Est-ce que je peux vous aider avec ça ? imite-t-il d’une voix aiguë. Vous allez quelque part ? Vous êtes perdu ? Tu vois ?

Elle rit, lui sourit. A sa tasse. Cela faisait du bien d’entendre son rire à elle.

— Mais après, je n’étais pas afro-américain. Je me suis même mis à fuir les syndicats de conférenciers panafricains et les associations des “Africains de la Diaspora” à la con, ricane-t-il.

— Viens-en au fait, RMD.

— Et bien, c’est ça le fait.

— Quoi ?

— Elle avec le béguin pour RMD.

— Quoi !

— Son coloc nigérian a ramené une de ses cassettes du pays et en un rien de temps, tout le département a commencé à m’appeler RMD, dit-il levant les yeux de sa tasse, avec tel un éclair de haine dans le regard qu’elle en tremble. Tu n’aurais pas dû lancer ce surnom. Je t’avais dit que ça allait rester.

— Ce n’est pas ma faute ! Tu lui ressembles, demande à n’importe quel Nigérian. Maintenant que j’y pense, rigole-t-elle, tu lui ressembles à tous les âges. Et vous avez les mêmes initiales.

Il faut blâmer tes parents pour ça, pas moi. Bref Joor, continue.

— J’avais la trentaine, d’accord ? Bref, mon seul problème était le fait qu’elle voulait me garder après s’être mariée avec un beau et jeune vétérinaire. Elle m’appelait son “obsession africaine”

— Quoi ! exclame-t-elle alors qu’une serveuse avec des taches de rousseur sur son visage pâle et poupin s’arrête à leur box.

— Auriez-vous besoin d’autre chose ?

— Non, répondent-ils en chœur avant de se regarder et d’éclater de rire.

— Non merci, ajoute-t-il aussitôt qu’il arrive à parler.

La fille, qui n’a pas plus de dix-huit ans, donne l’air de souffrir d’un accès de constipation.

— Bon, c’est juste mon patron… C’est que ça fait plus d’une heure maintenant que vous êtes ici et vous n’avez commandé que deux tasses de café sans sucre, donc…

— Et donc ? coupe-t-elle, on a été mariés.

L’homme soupire.

— Je comprends. Mais mon patron se demandait si…

— Donnez nous deux tasses de café de plus, intervient-il, effleurant le bras la serveuse sur le bras, un sourire conquérant sur les lèvres. Ça ira ?

Elle fait oui de la tête avec un sourire empli de gratitude, fixe brièvement la femme avant de débarasser les tasses et de s’en aller, sa queue de cheval au vent.

— Tu fais encore ce truc-là, alors ? dit-elle le visage tourné vers la vitre, observant la chute de neige qui a perdu de son intensité

— Quel truc ? demande-t-il de bonne foi.

— Laisse tomber.

Le silence reprend ses droits, leurs visages tournés vers la votre. La chute de neige a cessé. Un jeune homme noir, ses jumeaux métis – ou de jumelles, impossible de savoir à cette distance – et sa femme blanche enceinte jusqu’au cou sortent d’un fourgon bleu et se dirigent vers le café, tous momifiés dans bonnets de laine, parkas et bottes assortis. Ils les regardent devenir de plus en plus grands jusqu’à ce qu’ils disparaissent brièvement de son champ de vision avant de réapparaître dans le café. Il sent une odeur de la fumée quand l’homme passe devant lui puis une bouffé de vanille quand que la femme pousse les enfants à sa hauteur. Ce sont donc des garçons.

— J’ai toujours cru que tu m’avais quitté pour l’Amérique, fait-il.

— Quoi ?

— J’ai toujours cru que tu m’avais quitté pour tes rêves américains.

Elle sourit triste, regardant encore à travers la vitre.  La serveuse leur a apporté les tasses de café, elle essaie de lui sourire de l’air de vouloir s’excuser mais la serveuse a déjà tourné les talons alors se tourne vers le camion Chevrolet couleur bronze qui vient de se garer dans le parking. Leur fille descend du camion, ferme la porte derrière elle et tend les bras vers le garçon blanc qui a surgi du siège conducteur. 

—  Maintenant, l’Amérique nous a tous les deux.

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