Devant nos yeux, en contrebas des versants caillouteux, s’étend une plaine écrue, émaillée de tâches blanches, Béni Khedache la ville voisine de 25 000 habitants. Ayoub et moi sirotons notre gazouz*, admirant le panorama. Il a travaillé sur cette terrasse par le passé. Hasna, sa sœur aînée, m’avait déjà emmené dans ce café à l’automne dernier. Situé en hauteur, à l’entrée du village de Zammour, il offre une vue imprenable sur les environs. Un paysage de moyenne montagnes, nues, où l’œil discerne sans mal le moindre relief. Hasna et Ayoub ont grandi sur ces terres arides, typiques du Sud de la Tunisie. Elle est née en 1989, lui en 1991. Une génération que le plus jeune qualifie de « sacrifiée » et « malheureuse dans l’âge de la stabilité ». Il s’explique : « Nous avons grandi à Zammour dans un village rempli d’habitants, nous le connaissons aujourd’hui vide. La génération des années 2000 s’adapte. Affronter cette transition, c’est plus compliqué. »
Je rencontre Ayoub pour la première fois à l’automne 2023. Le vent frappe le visage, il circule ici sans entrave. En septembre, la chaleur oblige encore les habitants à se réfugier une partie de la journée dans la fraîcheur de leurs habitations troglodytes, une architecture spécifique de la région. En cette matinée, il n’y a guère de monde au marché artisanal de Béni Khedache, là où se trouve la boutique de Ayoub. Un ouvrier affairé à des travaux de construction me le présente élogieusement comme « la feuille du désert ». Assis derrière son imposant bureau en bois, le jeune homme s’affiche en homme d’affaires, fier de son projet. Il souhaitait faire quelque chose pour valoriser l’héritage culinaire de sa région. En 2020, il crée sa marque Makhtoum et commercialise une gamme de produits naturels réalisés par des habitantes, tels que la mélasse de dattes, des figues séchées ou encore des eaux florales. Depuis des décennies en Tunisie, les femmes rurales ont l’habitude de préparer chaque été des denrées alimentaires pour ensuite les stocker et les consommer progressivement le reste de l’année. Malgré une présence sur les réseaux sociaux et un site internet prêt à recevoir les commandes, le commerce de Ayoub n’est toujours pas rentable. L’entrepreneur n’a pourtant qu’une certitude: il ne veut pas s’éloigner de son village natal. Il habite encore chez ses parents. Il dit qu’il a préféré investir dans son projet et renoncer au mariage jusqu’à présent. De la porte de la maison familiale, on aperçoit l’ancienne école.
« Dieu vous nourrit ». Sur le tableau en ardoise, la bénédiction divine n’a pas été effacée. L’alphabet demeure lui aussi à sa place : suspendu aux murs d’une classe devenue muette. L’établissement n’accueille plus d’élèves depuis 2011, trop peu nombreux. Ayoub et Hasna ont débuté leur scolarité entre ses murs. Les quelques enfants du village doivent maintenant se rendre à Béni Khedache. Ils pourront y continuer leur parcours scolaire jusqu’au lycée. Ensuite, les jeunes savent qu’ils devront partir. Le pôle universitaire le plus proche est à une centaine de kilomètres. Après des années d’études loin du foyer familial, le frère et la sœur ont tous les deux traversé une période de chômage. Ayoub a même été président de l’association des diplômés chômeurs de Béni Khedache une fois son diplôme en poche, en 2016. « À ce moment là, on m’a proposé du travail dans l’administration d’un hôpital pour me faire taire, mais ce n’était pas à Béni Khedache* », raconte-t-il. Au bout d’un an, il finit par être embauché au café de Zammour. Puis la saison estivale terminée, il est contraint de partir sur l’île de Djerba, à 100 km. « J’ai trouvé un travail dans l’informatique, mais j’étais en conflit avec le patron. Les patrons pensent que les employés ont besoin d’eux. » À la suite de cette expérience, il s’expatrie un an en Libye, en tant que professeur. Une vie loin des siens, qui renforce son “sentiment d’appartenance” à l’égard de son pays. Un sentiment qui manque à la plupart des jeunes tunisiens d’après lui. À son retour, il se lance dans l’entrepreneuriat avec Makhtoum.
Ses amis l’interrogent régulièrement : « Hasna, pourquoi tu ne pars pas au Canada ? ».
Avec un Bac +5, Hasna pensait qu’elle n’aurait pas de difficulté à être embauchée. Elle se dit avec le recul qu’elle avait « une vieille mentalité ». Élève studieuse, elle s’imaginait devenir professeure de SVT. Elle n’obtient pas le concours, aucun poste n’a été ouvert dans sa discipline depuis sa tentative en 2015. Elle tente une thèse. Ne trouve pas d’encadrant. L’association des jeunes de Zammour lui propose un contrat. Le local est situé à la sortie du village, reconnaissable à ses graffitis multicolores peints sur le bas de la façade. Un des buts de l’association était de faire le lien entre ceux qui avaient quitté le village et ceux qui étaient restés. Le déséquilibre est devenu trop important, l’association n’est plus fonctionnelle.
« Le chômage c’est notre destin », m’a lancé une fois Hasna. Elle ne se résigne pas pour autant. La dureté du marché du travail la convainc à ouvrir un centre de formation professionnelle en 2019, le premier à Béni Khedache. Le coronavirus fait son entrée sur la scène planétaire quelques mois après. Les cours cessent, la rentrée est une année blanche. Aucune inscription. Hasna me fait visiter les lieux. La salle pour les apprenants en langue étrangère, celle pour les apprentis en coiffure et la cuisine pour les futurs pâtissiers. Une dizaine de jeunes composent la promotion 2023-2024. Il y a les formateurs à rémunérer, les charges à s’acquitter, le loyer à payer. Depuis l’ouverture du centre, Hasna n’a jamais réussi à se dégager un salaire. Mais elle continue, la perspective d’un retour au chômage l’effraie. Elle constate que les adolescents et davantage les décrocheurs scolaires, ne sont pas motivés pour se former, même sur une courte durée. Ils préfèrent partir ailleurs, travailler directement, dans n’importe quel domaine. « Tout le monde a un proche dans une autre ville qui peut les embaucher, le chômage ici ne leur offre aucune perspective, ni ne leur donne la motivation pour étudier », regrette-t-elle amèrement. Si ce n’est pas en Tunisie, les jeunes n’hésitent pas à « brûler » leurs ailes à l’extérieur des frontières. La haraga*, l’immigration illégale, est devenue une véritable culture. Prendre la mer, un acte banal. « Ici, on ne voit que le bon côté de l’immigration, les belles maisons qui se construisent et la voiture », fait remarquer Hasna. Elle se souvient des cinq morts en Méditerranée qui ont endeuillé Béni Khedache en plein ramadan en 2016. Ses amis l’interrogent régulièrement : « Hasna, pourquoi tu ne pars pas au Canada ? ». Avec son profil, elle pourrait tenter les voies légales, elle le sait, mais préfère continuer à se battre pour son projet ici. Son mari est professeur au lycée et leur maison se trouve juste en face de celle de ses parents. Elle a son « confort émotionnel » à Zammour, un rythme de vie tranquille qui lui convient.
Six mois plus tard. Au printemps, les épis d’orge semés en dessous des oliviers recouvrent le sol, tel un beau tapis doré. Le flanc des montagnes garde l’empreinte d’une arboriculture en terrasse ancestrale. Figuiers, amandiers, pistachiers forment dans cet immuable parterre rocheux des nuages verdâtres. Beaucoup de parcelles demeurent à l’abandon. La beauté des paysages et les sentiers des environs attirent de plus en plus de touristes. Plusieurs maisons d’hôtes ont vu le jour à Zammour. Ayoub espère bientôt entamer des travaux à l’arrière de la maison familiale pour aménager deux chambres troglodytes et en tirer un revenu supplémentaire, en plus de sa boutique Makhtoum où les chalands restent insuffisamment nombreux.
Les grands pôles du monde ont choisi le capitalisme sans valeur. Ici l’homme en a encore. Les gens se soutiennent, il y a du lien.
Ayoub
Depuis quelques mois Ayoub a également investi dans une nouvelle activité. Dans une ruelle du centre-ville de Béni Khedache, émane un agréable parfum de céréales. Ayoub s’est associé avec un cousin pour ouvrir un local consacré au broyage de graines et d’épices. L’activité marche pour le moment. Lui ne s’occupe pas des machines. Il supervise. Le café voisin est son nouveau bureau. La journée commence par une dose de caféine, nous nous installons sur deux chaises en plastique disposées sur le trottoir, à proximité de son commerce. « Le travail au bord de la rue », plaisante Ayoub. Je lui demande s’il a déjà songé à partir en Europe à l’instar de nombreux jeunes de Zammour. « Avant, tout le monde avait la même stratégie. Tu pars quelques années travailler là-bas, tu reviens avec la double nationalité et tu ouvres un business en Tunisie. Maintenant, le futur est plus incertain », fait-il remarquer. Il poursuit : « Y a pas de repos moral là-bas. Tu dois être rentable. T’es un produit. Les grands pôles du monde ont choisi le capitalisme sans valeur. Ici l’homme en a encore. Les gens se soutiennent, il y a du lien. »
Je laisse Ayoub à ses affaires pour retrouver sa sœur au marché. Elle observe que les prix des fruits et légumes n’ont pas baissé depuis la fin du ramadan. Hasna parle de l’importance de l’autonomie financière en tant que femme : « Tu peux avoir tes propres courses, acheter tes produits de beauté par exemple ou faire des formations. Si tu n’as pas d’argent, tu n’es pas épanouie. » Elle s’estime chanceuse d’avoir fait des études, ses parents l’ont laissé libre d’aller aussi loin qu’elle souhaitait. Ce qui n’est d’après elle pas toujours le cas dans la région : « La majorité des familles laisse leur fille étudier, mais souvent tu dois revenir à la maison quand tu termines. Les hommes sont obligés d’être mobiles. Ce sont eux qui vont construire la famille. » Elle évoque le sort de nombreux hommes qui partent ouvrir des épiceries dans la capitale et qui travaillent sans relâche, « des conditions de vies insupportables pour une femme ».
La majorité des familles laisse leur fille étudier, mais souvent tu dois revenir à la maison quand tu termines. Les hommes sont obligés d’être mobiles. Ce sont eux qui vont construire la famille.
Hasna
Juillet 2024. La Tunisie est passée à l’heure d’été. Les administrations ouvrent de 8h30 à 14h30. Les températures atteignent parfois les 40°C. Les journées de travail sont écourtées. L’été, les expatriés reviennent au village. C’est la saison des mariages et des réunions familiales. Hasna ne supporte pas la chaleur, « si j’avais les moyens, je passerais deux mois au pôle sud », blague-t-elle. Mais elle n’a pas prévu de quitter le village. Une formation sur la calligraphie arabe est déjà programmée dans son centre et elle espère en proposer davantage. Deux bonnes nouvelles lui ont récemment remonté le moral. Quelqu’un de Béni Khedache l’a recommandé pour un poste de coordinatrice à mi-temps au sein d’une association franco-tunisienne. Quant à l’autre heureuse nouvelle ; elle a validé la dernière année de son second master. Un cursus en ingénierie de formation qu’elle avait commencé en parallèle de son travail, en suivant des cours du soir à distance.
Il y aussi du nouveau du côté de Makhtoum. Ayoub me montre l’avancée des travaux à son domicile. À côté des chambres d’hôtes encore en chantier, une pièce avec des sanitaires prend forme. Il prévoit d’y organiser des ateliers pour apprendre aux touristes à confectionner des produits commercialisés dans sa boutique. Les recettes de Makhtoum ne se sont pourtant pas améliorées ces derniers mois. Quant au broyeur, une fois les bénéfices divisés par deux, il ne reste pas grand chose. Il est à présent convaincu qu’il va devoir délocaliser la vente de ses produits dans une autre ville, plus touristique. « Ici c’est le vide », lâche-t-il, en fredonnant Tourner dans le vide de la chanteuse Indila. Je lui demande comment il se sent à l’idée de quitter finalement Zammour, au moins une partie de la semaine. « Ce qui est triste, c’est d’avoir la poche vide », répond-il en soupirant. Partir, rester : le tiraillement d’une jeunesse qui n’a plus le choix de la mobilité.
* une boisson gazeuse
* le nom vient du verbe « brûler » en arabe